Le roman noir

Par Jean Poletti

Lécher, lâcher, lyncher. Voilà le triptyque que l’on attribue aux médias. Il illustre l’affaire Matzneff, pédophile revendiqué, qui dans ses propos et écrits, relatait ses déviances pour les fillettes en fleur et les petits garçons. Régulièrement invité sur les chaînes de télévision, il ne dissimulait nullement ses penchants, certain qu’ils seraient sinon admis à tout le moins acceptés par cette fausse intelligentsia parisienne. De l’iconoclaste Bernard Pivot aux salles de rédactions tous ou presque adoubaient le prédateur et encensaient outrageusement l’écrivain. Comme s’il eut été l’égal d’un Hugo, Flaubert ou Camus. Malheur à qui osait altérer cette nauséabonde complaisance. Une écrivaine canadienne qui osa parler des victimes fut jetée aux chiens et mise au ban des journaux et éditeurs. Quoi ? Comment ? Que veut cette ringarde ? Quelle audace de parler de viols d’enfants alors que dans les salons où l’on cause on minaudait sur les penchants excentriques et l’originalité d’une pédocriminalité. Et de manière rétroactive, ces laudateurs d’hier disent pour leur défense que cela était dans l’air du temps. Bref, dans un raccourci saisissant ils affirment que ce fut la faute à mai 68. Piètre argutie. Artifice vain. Car si depuis l’eau coula sous les ponts, comment admettre que l’État, lui aussi, fut si longtemps complice. Il le logea dans un appartement de la capitale. Lui octroya une bourse du ministère de la Culture. Et pour couronner le tout, il se vit discerner de prestigieux prix littéraires. « Circulez y a rien à voir, c’est nous qu’on paie », aurait pu dire Coluche. Question subsidiaire : la réaction étatique, juridique et médiatique eut-elle été la même s’il s’était agi d’un boucher, plombier ou instituteur du Cantal ou de la Beauce ? Celui-là aurait été légitimement cloué au pilori de la vindicte. Mais s’agissant d’un auteur, qui ne cessa de citer ses juvéniles penchants à longueur de pages, l’impunité était de règle. Un passeport pour l’enfer. Un verdict d’acquittement des thuriféraires ayant pignon sur rue. Car étonnamment, il est souvent admis chez nous que la création est au-dessus des lois. Sans verser dans l’histoire et en indiquant que comparaison n’est pas raison, il convient de rappeler que de Céline on occulta tout son passé collaborationniste pour le porter aux nues. Comme si de rien n’était. À cet égard, d’aucuns se souviennent d’une prise de bec entre un coiffeur, devenu acteur de cinéma, qui encensait l’auteur de Bagatelles pour un massacre, et Georges Charpak, résistant, prix Nobel de physique. L’un disait que la création littéraire exonérait les fautes. L’autre de rétorquer courroucé que si de tels personnages avaient gagné la guerre, il ne serait pas là pour débattre. Et d’ajouter qu’au mieux il aurait fini dans un camp de concentration.

Mémoire sélective ? Sans doute. Telle créatrice de mode, agent nazi sous l’Occupation, poursuivit sa belle carrière à la Libération, vendant vêtements, chaussures et sacs à la haute bourgeoisie. Le show-biz de l’époque fut lui aussi préservé par un coupable mur du silence. Rares furent ceux qui refusèrent de travailler pour les firmes cinématographiques du Reich, telle La Continentale. Ou rechignèrent à signer de juteux contrats avec Radio-Paris,dirigée en sous-main par Goebbels. Pourtant ces rois et reines de l’industrie du rêve ne connurent pas tant s’en faut les affres de l’épuration. Parenthèse oubliée. Fautes pardonnées. Le spectacle continue. Comme si de rien n’était. Le Chant des partisans ? Aux oubliettes. Jean Gabin fut l’une des rares exceptions. Il partit aux États-Unis avant de s’engager au sein d’une unité combattante.

Tout cela pour dire et signaler que ceux qui poussent aujourd’hui des cris d’orfraie, furent admirateurs patentés, ou muets comme des carpes quand des décennies durant un auteur relatait sans vergogne ses vicissitudes sexuelles. En cela, ils rejoignent le grand contingent de leurs prédécesseurs, qui au lendemain de l’Occupation devinrent eux aussi adeptes de l’insoutenable amnésie.

Le réveil est tardif. Les langues se délient. Haro sur le baudet. Volte-face liée à un livre accusateur. Certains cependant, toute honte bue, persistent et signent leur refus à hurler avec les loups. Le principe général est recevable. Sauf qu’en l’espèce, ils sont les artisans du silence des agneaux. Bourreaux par procuration de ces victimes oubliées au creux de pages immondes. Celles du mépris, fleurs du mal, que certains assimilent au talent.

Les commentaires sont fermés, mais trackbacks Et les pingbacks sont ouverts.