QUITTE OU DOUBLE

AVEC LA MORT DE TCHAÏKOVSKI

Dans l’œuvre de Tchaïkovski chaque genre musical, ballet, symphonies, concertos, opéras, bénéficie d’une écriture, d’une caractérisation, et sans doute d’une fonction, à chaque fois spécifiques : respectivement dette envers la musique de l’Europe occidentale, enracinement dans la culture russe, sensualité d’une sexualité préférentiellement homosexuelle, fantasme dominé par une figure maternelle dont l’oblativité passe par l’argent, et au bout, défi et transgression qui mènent à la mort.

Par Charles Marcellesi, médecin

BALLETS ET SYMPHONIES:
EUROPE ET RUSSIE
Tchaïkovski fut un exceptionnel technicien, un orchestrateur de génie, un inépuisable mélodiste, maniant le raffinement et l’outrance qui suscitèrent autant de répulsion au nom d’une soi- disant vulgarité que d’admiration pour sa «simplicité, l’absence d’artifices et la spontanéité» (Stravinski). Les ballets de Tchaïkovski prolongent une influence de la musique européenne occidentale, que ce soit au plan thématique dominé par la féerie, ou simplement formelle. Le lac des cygnes reprend avec la femme-oiseau victime d’ensorcèlement le thème de Gisèle, fiancée abandonnée devenue Willis; Féerie des noëls de l’enfance quand les jouets s’animent (Casse-Noisette) ou encore celle des contes indo-européens (La belle au bois dormant) tous convoqués dans l’acte final du ballet. Aux symphonies sera dévolue l’expression de l’âme russe, sa sensibilité aux saisons (Rêve d’hiver), aux paysages (Petite Russie: L’Ukraine), avec l’âpreté des tensions psychologiques (magistrale 4e symphonie) et les audaces formelles de l’ultime 6e symphonie, la Pathétique. Ces prouesses orchestrales créent ainsi un greffon original russe implanté sur les autres traditions européennes (Mozart, Mendelssohn, Schumann), et Tchaïkovski se distingue par là des membres du «Groupe des cinq» comme Moussorgski,

partisans de la création d’une musique nationale russe.

CONCERTOS ET OPÉRAS: HOMOSEXUALITÉ HEUREUSE OU TRAGIQUE
C’est aux concertos que Tchaïkovski confiera les états affectifs de sa subjectivité travaillée par la passion de l’amour, avec une nette orientation homosexuelle, éprouvée successivement pour Alexis Apouthtine, Alexis Sofronov, Konstantin Chilovski, le violoniste Josef Kotek et surtout son neveu Bob Davydov, en précisant que deux de ses amis se suicidèrent, Eduard Zak et l’officier Ivan Véninovski. Résultèrent de ces amours le célébrissime Concerto n°1 pour piano et le Concerto pour violon. C’est plutôt dans ses opéras que plane l’impossibilité tragique de l’amour pour les femmes: Tchaïkovski aima puis fut trahi par la cantatrice française Désirée Artot, et le passage à l’acte qui lui fit épouser une élève érotomane, Antonina Milyukova tourna vite au cauchemar, et le poussa à une tentative de suicide inaboutie en le faisant se jeter dans les eaux glacées de la Moskova (1877). Plus que l’opéra Eugène Onéguine, c’est La Dame de Pique qui cristallise le jeu du dérèglement réciproque de la «demande» d’amour et du «désir» d’y répondre entre lui et les femmes: le livret est de Pouchkine mais fut très remanié, remplaçant le héros calculateur et cynique Hermann par un de ces jeunes intellectuels désœuvrés qui s’adonnent aux cartes après que l’échec de la révolution «décembriste» contre Nicolas 1er les aient laissés sans cause et sans idéal. L’opéra permet finalement de lire

le fantasme de la relation de Tchaïkovski aux femmes dans 3 états : d’abord la relation à la mère nourricière, représentée dans l’opéra par l’apparition de l’impératrice Catherine II de Russie, et qui sera incarnée dans la vie du compositeur par sa mère Alexandra, morte du choléra quand il avait 13 ans, froide et distante, au contraire de l’autre figure maternelle, la gouvernante française Fanny Dürbach, puis l’invraisemblable baronne Von Meck, qu’il ne croisa qu’une fois de loin en Ukraine, mère par ailleurs de 18 enfants, avec laquelle il entretint une correspondance amicale et franche pendant 13 ans et qui lui octroya tout ce temps une pension de 6000 roubles qui la mit à l’abri des soucis d’argent. La relation à une femme aimée que l’appât de l’argent va rendre impossible est représentée dans l’opéra La Dame de Pique par Lisa, petite fille d’une vieille comtesse qui a la réputation d’avoir autrefois mené à Paris une vie galante et d’avoir gagné en une nuit d’amour le secret de trois cartes qui gagnent à tout coup. Hermann séduit Lisa, approche la vieille comtesse pour lui extorquer son secret et la fait mourir d’effroi, mais reçoit plus tard par hallucination les trois cartes gagnantes. Quand il jouera quitte ou double sur la dernière carte, après avoir gagné les deux premiers jeux, c’est la dame de pique qui sort et le fait perdre. Il se suicide à l’instar de Lisa qui s’est jetée dans la Neva. La troisième femme est donc la mort dans un thème de destinée sous forme de carte à jouer.

MORT ÉNIGMATIQUE

Que Tchaïkovski soit mort en buvant par défi un verre d’eau non désinfectée en pleine épidémie de choléra (comme sa mère donc) ou qu’un jury d’honneur l’ait acculé au suicide pour avoir approché de trop près un jeune aristocrate – hypothèse peu vraisemblable selon Jérôme Bastianelli, (Tchaïkovski, Actes Sud) –, il n’en présentait pas moins une labilité émotionnelle et une propension au passage à l’acte qui décidèrent plusieurs fois de son destin.

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