Culture à fond de cale?

Cumu vanu i nostri artisti corsi ? 

Tandis que la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, a annoncé à la mi-février la tenue des festivals à l’été 2021 en deçà d’une certaine jauge, il n’est pas aisé pour le monde de la culture de réellement connaître de quoi sera fait demain. Intermittents à l’arrêt, notamment dans la sphère du spectacle vivant, spectacles constamment reportés, création mais sans diffusion, Paroles de Corse est allé à la rencontre d’acteurs du monde culturel insulaire issus de diverses filières. 

Par Diana Salicetti

A parolla hè data à a ghente chì travaglianu in u mondu di u spettaculu in Corsica. Chi serà a vita oghjinca d’un creatore cù u Covid ? À chì ne simu di u statutu di l’intermittenti ? Si campa o si more essendu un artistu di quì ? E Risposte in bocca à quelli chì inventanu a cultura ad’ogni ghjornu ! 

François Orsoni, metteur en scène, comédien, Compagnie NéNéKa

Ce sont des temps compliqués, beaucoup d’annulations. La compagnie avait pour cette saison une soixantaine de représentations et pour l’instant nous n’avons pas encore joué une seule fois… Nous devions créer Coriolan de Shakespeare en novembre, les répétitions ont bien eu lieu, et tout a été annulé à six jours de la première. C’est inédit, étrange, nous sommes comme des sportifs entraînés et qui ne participent pas à la compétition… Nous sommes supposés finalement jouer en juin, et la saison prochaine, mais il faudra répéter à nouveau, ce qui représente un surcoût important, et un grand casse-tête en terme de planning. Les artistes ayant également d’autres projets reportés. C’est le destin, et après avoir lutté pour envisager de nouveaux scénarios, j’ai fini par accepter cette situation et me mettre dans une position d’attente 

En terme de création, c’est compliqué de se projeter avec autant d’incertitudes. Depuis le mois de janvier, où nous avons compris que la saison serait probablement complément reportée, j’ai recommencé à réfléchir à de nouveaux projets, pour 2022 et même 2023. L’avantage de cette période c’est que pour une fois : j’ai du temps ! Concernant les annonces du gouvernement, nous n’avons pas à nous plaindre. La France est un pays où les systèmes de soutiens sont importants. 

La situation économique reste très fragile, les aides limitent la casse certes, mais le manque à gagner est considérable, et notre moral est fragile. Il faut une grande force pour mener ces projets, et nous sommes fatigués, nerveusement épuisés… Mais nous ne sommes pas les seuls dans ce cas, les restaurateurs, et beaucoup de métiers en contact avec la population sont fortement impactés par le Covid.

Quant à la fermeture des lieux de culture : les informations dont nous disposons sur les risques sanitaires sont parcellaires, et le blocage est général… je ne veux pas rentrer dans cette polémique. C’est une perte de temps et d’énergie ! 

Un intermittent : cosa hè ? 
Un intermittent du spectacle est un artiste ou technicien du spectacle qui alterne des périodes d’emploi et de chômage. Il peut travailler pour un spectacle ou une production audiovisuelle pour le cinéma ou la télévision. 

L’intermittent du spectacle est un statut précaire. Il est sous contrat de travail à durée déterminée dit d’usage. Ce CDD d’usage permet de s’adapter au caractère temporaire des tournées ou des spectacles avec différents employeurs. Afin de pallier la précarité de son statut, l’intermittent du spectacle relève d’une assurance-chômage spécifique et avantageuse gérée par une branche spécifique de Pôle Emploi (ex-Assedic), appelée Pôle Emploi Spectacle. Ce régime diffère du régime général d’assurance-chômage sur plusieurs points, et notamment sur la durée minimale requise de travail permettant l’ouverture des droits.
Ainsi, pour obtenir des allocations chômage, l’intermittent du spectacle doit justifier avoir travaillé 507 heures :

- au cours des 319 jours précédant l’inscription pour les artistes ;
- au cours des 304 jours précédant l’inscription pour les techniciens.

Autant dire que 2021 n’est pas propice à ce nombre de contrats ! 

Le 6 mai 2020, Emmanuel Macron a pris la parole aux côtés de Franck Riester, l’ancien ministre de la Culture, pour aborder la question de la crise de la culture face au Covid-19 et au confinement. Dans un long monologue, le président de la République a évoqué les inquiétudes sur le sort des intermittents du spectacle. Il a formulé le souhait que leurs droits « soient prolongés d’une année au-delà des six mois où leur activité aura été impossible ou très dégradée »Soit jusqu’à fin août 2021. 
Et après ? Aucune annonce n’a été faite pour le moment. 

Julie Perreard, réalisatrice, auteur, monteuse

À vrai dire, je n’ai jamais arrêté de travailler. La télévision, pour qui je travaille énormément, n’a jamais cessé de tourner d’ailleurs. Comme j’avais beaucoup de retard sur des dossiers, des montages, des documentaires, j’ai profité de ce temps suspendu pour avancer. Bien que cette période soit oppressante, je dois dire qu’elle m’inspire. D’ailleurs, pendant le premier confinement, j’ai tourné beaucoup d’images et nous allons proposer une œuvre en duo avec le sculpteur Dumè Paolini. Il s’agit d’un documentaire expérimental d’une dizaine de minutes qui serait diffusé à l’intérieur d’une œuvre plastique. Ce projet produit par la plateforme de diffusion Allindì traite de l’enfermement aussi bien psychique que physique. J’ai également d’autres projets de documentaires, une résidence d’écriture qui a quand même pu se tenir cette année m’a permis de relativement bien avancer à ce sujet.

Je connais hélas beaucoup de gens qui souffrent davantage que moi notamment dans le domaine du spectacle vivant : les comédiens, les auteurs, les chanteurs… Pour l’art et la création, il faudrait enfin que tout cela cesse. Que nous retrouvions une sociabilité, car ce sont bien les rencontres et les découvertes qui nous nourrissent vraiment !

Alexandre Diani chanteur, musicien et compositeur, groupe Casablanca Drivers 

On peut dire que psychologiquement je vais très bien car je n’ai pas traversé de période noire. Le premier confinement a d’ailleurs été une très belle période de création, nous avons réalisé avec mon groupe plus d’une dizaine de maquettes pour un éventuel futur album. Et pourtant, cela reste très pesant de ne pas jouer, de perdre la chaleur du public. 2020 et 2021 ne sont toutefois pas des années faciles, ni pour la créativité ni pour le porte-monnaie ! Avec mon groupe, les Casablanca Drivers, nous avons quand même voulu sortir notre nouvel album en vinyle et en numérique, ce qui est du militantisme en cette période. En effet, nous avons placé toutes nos économies et nos futures dettes dans cet album. Or, ce sont les concerts qui permettent de vendre un maximum ! J’ai quitté l’Éducation nationale et mon poste de professeur d’anglais juste quelques semaines avant le premier confinement. Autant dire qu’avec le Covid au milieu ça a été très compliqué puisque je suis tout d’abord resté cinq mois sans salaire avant d’enchaîner sur l’intermittence. Mais je n’ai strictement aucun regret ! Ils ont donné aux intermittents une année blanche qui a permis d’affronter 2020 mais qu’en sera-t-il après ? Difficile de le savoir. J’ai entendu les annonces de Bachelot mais j’attends d’y être pour y croire. Pour cet été, n’étant pas encore fixé sur la tenue des concerts, on remplit déjà le planning des animations afin de renflouer un peu les caisses. 

Cédric Appietto, comédien, chanteur, acteur 

Je suis optimiste au sujet de cette situation, ça va se tasser tout doucement. Pour ma part, j’ai réussi à travailler un peu, notamment pour le « Sintinelli » de Laurent Simonpoli. Actuellement, je suis en résidence de création à Pigna pour un mois avec Charlotte Arrighi de Casanova. Les membres de l’équipe ont tous fait leur test Covid et ont intégré la résidence car négatifs au virus. Par contre, on ne compte plus le nombre de spectacles annulés. Heureusement qu’une année blanche a été décidée pour nous autres intermittents, il aurait été très compliqué sinon de renouveler nos droits et nos statuts. C’est surtout le spectacle vivant qui souffre car si le cinéma a baissé, des tournages ont toujours lieu. Ça tourne donc encore même si cela se fait avec de grandes précautions sanitaires ! Au théâtre, on répète mais on ne sait pas si on jouera. J’espère qu’on finira par se produire même si ce sera avec des jauges restreintes ! Des études le montrent, on ne se contamine pas dans les salles. C’est sûr après ça fait bizarre de voir des annonces pour cet été de concert à 5 000 personnes maximum et de ne rien entendre pour les petites salles qui sont réellement en train de mourir. Il va falloir de toute de façon que les choses reprennent leur cours sinon il va y avoir beaucoup de victimes dans le monde artistique en particulier, même si bien sûr ce n’est pas le seul domaine sinistré. 

Grace Casta, productrice, administratrice des productions 

Nous avons beaucoup de chance dans l’île car nous sommes très soutenus par les institutions et les mairies, ces dernières donnent une priorité absolue au spectacle corse. Il faut savoir qu’il m’arrive ces temps-ci de reprogrammer un spectacle pour la troisième fois consécutive car nous en sommes déjà à deux saisons reportées. Nous devons accepter de nous reconfigurer en permanence. De plus, il faut compter les démarches nécessaires effectuées pour que nos équipes bénéficient du chômage partiel qui permet de ne pas être totalement dans la précarité car personne n’arrive à vivre uniquement avec le montant du chômage spectacle. Ça fait un an et demi qui je tricote et que je détricote des plannings, c’est une dose intense quotidienne d’administratif pour maintenir les compagnies à flot. Certes des annonces sont faites au sujet des gros festivals mais qu’en est-il à propos des petites salles ? Des bruits courent autour d’une réouverture en octobre… Autre problématique : toutes les créations ont été maintenues selon le ministère de la Culture. Nous sommes devant un réel embouteillage de diffusion. Comment va-t-on diffuser les spectacles créés ? On crée avec un nuage noir au-dessus de la tête. Je pense surtout à ceux qui écrivent et qui interprètent. 

Alexandre Oppecini, auteur, metteur en scène, comédien, réalisateur 

En ce moment, je vis grâce à la prolongation des droits de mon intermittence. C’est une vraie chance, même si cela ne va durer que jusqu’au 31 août et que la suite reste très incertaine. Je prépare le tournage de mon prochain film pour mi-avril. Mais cette période un peu folle nous oblige à jongler avec des emplois du temps toujours changeants et des règles sanitaires très strictes qui compliquent l’organisation, particulièrement lorsque l’on est une jeune boîte de production. D’autant qu’il y a toujours cette épée de Damoclès au-dessus de nos têtes : quelles vont être les prochaines annonces de nos dirigeants ?

C’est une période qui n’est pas très inspirante pour moi. En ce qui concerne le théâtre, il y a déjà tant de spectacles qui sont créés et qui sont en attente de diffusion, qu’il est compliqué d’avancer sur les projets 2022 et 2023. Cette incertitude pesante monopolise beaucoup d’énergie. Et l’inspiration vient de la vie, et en ce moment la vie est bien morose. Comme l’a dit l’Indéprimeuse (ndlr : alias Davina Sammarcelli dans un de ses récents posts) Y a-t-il une vie avant la mort ? 

Le gouvernement s’embourbe entre mensonges, incertitudes, manipulations des statistiques, effets d’annonce… Il a perdu la confiance des citoyens. Il prend des décisions qui défient toute logique. Il a prolongé les droits des intermittents d’un an, ce qui a été un soutien temporaire… mais très peu ont pu se remettre au travail et donc il va falloir une année de plus. D’autant que l’intermittence ne fait pas tout. Les droits d’auteurs ont disparu. Tous les indépendants qui font vivre le spectacles comme les producteurs, les tourneurs, les attachés de presse, les chargés de communication, sont en train de mourir à petit feu. En traitant ainsi la culture, ce ne sont pas que les professionnels du spectacle qui sont méprisés mais bien tout le public.

Christian Parnisari Batteur, arrangeur au sein du groupe Bande à part

La période que nous traversons n’est pour le moins pas évidente. Car au-delà d’avoir touché tous les secteurs, c’est également sur un aspect psychique que nous sommes me semble-t-il tous atteints. Concernant les intermittents du spectacle, il me semble que rien n’a réellement bougé depuis et cette attente se fait longue et pesante mais cela est valable pour tout le monde. La période peut être propice à la création malgré tout ! En ne niant pas le fait qu’elle ne soit pas évidente tous les jours, elle nous oblige à se remettre en question, à se réinventer et à chercher plus au fond de nous en s’octroyant le temps de se perdre plus couramment.

Pour mon expérience et celui de mon groupe, nous avons essayé de tirer profit de ce temps donné pour enregistrer un nouvel album durant cette période et même de le sortir en janvier 2021 « numériquement » (lol). Il est intitulé « I Love confinés ». 

Aujourd’hui, cela fait quasiment une année qui s’est écoulée et sans pouvoir vraiment travailler librement et sereinement comme il était prévu de le faire. Cela devient très pesant. Et même si nous avons eu droit à une année blanche en tant qu’intermittent du spectacle et des chômages qui en découlent, sur l’activité il est néanmoins moins évident car nous sommes toujours dans une attente. La liberté d’expression en France est touchée de plein fouet et donc pour se faire entendre, seuls les réseaux sociaux ou encore les plateformes numériques peuvent continuer à le faire. 

Nous ne pouvons pas se permettre de rester sur la touche sans échanger avec notre public, qui rappelons-le, est le fruit de plusieurs années de travail. 

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