Traditions : La nostalgie des Noëls perdus

La mémoire insulaire conserve des bribes de Noëls d’antan qui se sont progressivement consumées au feu de la modernité. Les Noëls n’avaient que peu de similitudes avec ceux qui sont célébrés actuellement. La fête d’alors crépitait dans l’âtre de la simplicité sans que s’éteignent l’authenticité et les symboles jalonnant cette nuit d’une quête d’harmonie et de bonheur.

Par Jean Poletti

Le rejet du passéisme n’exclut pas la critique raisonnée de l’incontrôlable spirale de la fausse modernité. Il en est ainsi de la nuit de Noël. Elle puisait d’emblée ses rites dans l’antiquité païenne revêtant ensuite des atours de religiosité. Mais dans un invisible fil rouge ces célébrations aux finalités différentes se fondaient finalement dans le creuset de l’espoir de futurs moins ardus. Qu’il s’agisse d’invoquer la fin du solstice d’hiver et l’avènement des beaux jours ou la naissance du messager de la paix, cette dualité converge au-delà des époques dans la permanence des êtres de croire en un avenir meilleur.

Tel est l’essentiel d’un message qui transcende les siècles, unis dans une inlassable recherche d’élévation spirituelle et matérielle. De nos jours, elle est auréolée de formules bibliques, tandis que des civilisations disparues imploraient les divinités d’apporter récoltes abondantes et d’empêcher épidémies ou guerres. Sans qu’il faille aller plus avant dans les préceptes théologiques, ces digressions sommaires soulignent l’intemporalité d’une célébration à nulle autre pareille tant elle est empreinte d’humilité que les évangiles traduisent par le monde au pied de l’éternel. Finalement, cette nuit de l’espérance le dispute aux craintes dans une incantation générale. Fut-ce, comme le dit Aragon, chez « Celui qui croyait au ciel/Celui qui n’y croyait pas ». Libres penseurs, athées ou croyants semblent l’espace d’un instant enveloppés par une atmosphère d’humanisme propice à tous les espoirs.

Rêveries de l’esprit vagabond

D’aucuns cependant susurrent que de tels moments lumineux sont fugaces et s’éteignent aux premières lueurs de l’aube. Laissant de nouveau place aux sempiternels travers individualistes, égocentriques hégémoniques. Des turpitudes qui habitent fréquemment individus, communautés et États, provoquant injustices flagrantes, dérives parfois meurtrières et obstacles au progrès partagé.

Doit-on pour autant faire chorus avec certains détracteurs qui ne décèlent plus désormais dans cette célébration qu’un aspect mercantile, renvoyant au consumérisme ? Nullement. Malgré tout la magie demeure. Fut-elle dénaturée par des dérives de la société de consommation. Et si l’antidote était possible elle se trouverait, chez nous plus qu’ailleurs sans doute, dans les souvenirs nébuleux ou vivaces di in natali di tandu. Ils étaient sans artifices ou fréquemment le pouvoir d’achat restreint ne privait nullement, tant s’en faut, à conférer ses lettres de noblesse a une santa notte qui drapait toute l’île. Laissant affleurer des différences suivant les localités.

Focu à a ceppa

Ainsi, dans les villages, les adolescents alors nombreux avaient mission de confectionner le bûcher qui trônait sur la place de l’église. Cette savante édification nécessitait un labeur soutenu. Dénicher les billots, parfois couper des arbres et en débiter les troncs. Cela se faisait dans une ambiance festive sous les regards de la population qui n’hésitait pas à offrir des gros bois en guise de participation à la rituelle entreprise. U Capile était allumé le soir du 24 décembre et devait se consumer une semaine durant. C’est dire s’il fallait qu’il fût conséquent. Lors de la messe de minuit, nombreux préféraient se regrouper autour du foyer plutôt que rentrer dans l’église pour écouter l’office. Cela était systématiquement le cas à Asco, village niché à flanc de montagnes et semblant protégé par le tutélaire Monte Cintu. Des rires et éclats de voix n’étaient pas rares. Irrité l’abbé Paoletti quittait l’autel se rendait sur le parvis, traitait les gens de mécréants et les incitait à tout le moins au silence faute de participer à la cérémonie. Mais ces griefs étaient bon enfant, sans animosité, reflétant à maints égards une séquence sans cesse recommencée chaque année et dont les paroissiens ne prenaient nul ombrage. À telle enseigne que parfois au sein de cette l’agora, on entendait comme un regret « U prete un sorte mica s’ta sera ? » Et une autre voix moqueuse de rétorquer « Un stara tantu a affaca. » Que n’avait-il raison. Peu après la silhouette di u sgio curatu se découpait dans la grande porte assénant son sermon peu amène, usé jusqu’à la corde.

Éclairer les ténèbres

Il faut dire que ces hautes flammes qui semblaient se lancer à la conquête des cieux n’avaient pas pour simple finalité de réchauffer les corps et les âmes. Elles étaient essentiellement dévolues à éclairer rituellement les ténèbres et faire place à l’éclaircie. La nuit chassée par le jour. La peur par la bienfaisante lumière. Le panel de craintes par la confiance. La mort par la vie. D’ailleurs chacun guettait en silence si des étincelles s’échappaient du brasier. Quand cela se produisait, celles qu’on appelait e vechje étaient saluées par des onomatopées et murmures de satisfaction. Elles étaient assimilées aux âmes des défunts regagnant le paradis après être redescendues sur terre se mêler durant quelques moments à la compagnie des mortels. Voilà implicitement, dans un non-dit éloquent, la signification donnée au crépitement des flammes. Une communion entre le bas monde et l’au-delà. L’union que constitue cette chaîne de continuité forgée dans l’airain des générations successives.

De l’ésotérisme au vaudeville

Mais il arrivait aussi que ces épisodes quittent les rivages de l’ésotérisme pour ceux du vaudeville. En effet, certains collecteurs n’hésitaient pas à chaparder. Ils dérobaient des bois que les propriétaires avaient méticuleusement rangés devant leur maison et dévolus à se chauffer durant la période de frimas. Quand certaines victimes de ces larcins s’en apercevaient les coupables devaient prendre la poudre d’escampette car en plus des vociférations le risque de coups de cannes et d’oreilles tirées étaient les sanctions usuelles. Mais là aussi le courroux ne durait pas. Et le pardon accepté à condition que les garnements promettent de ne plus recommencer. Mais nul n’était dupe, un tel serment était allègrement oublié l’année suivante.

On le voit entre sérieux et cocasse, recueillement et épisodes récréatifs, ce chapitre est particulièrement riche sans être circonscrit dans l’austère. Il faut écouter et lire l’ancien journaliste Pierre-Jean Luccioni dont les récits sont autant de témoignages précieusement recueillis. Il indique par exemple que dans chaque foyer étaient disposées autant de bûches que de membres de la famille. U ceppu était la plus imposante et censée se consumer jusqu’au jour de l’an. Le charbon était ensuite précieusement recueilli et servait à protéger des malheurs ou de thérapie de guérison en passant par la protection du bétail et du domicile, sans oublier d’influencer la météo. Ainsi lors de fortes précipitations, un pezzu di carbone était disposé sur la devanture d’une fenêtre afin que cesse l’intempérie.

U legnu d’oru

La mythologie du feu était omniprésente, venue du fond des âges, et persista longtemps. Parmi ces pratiques existait celle des nourritures jetées dans l’âtre. La signification est aisée. Elle traduisait la volonté d’offrande de nourriture aux morts. Le laurier fait aussi partie intégrante du cérémonial. Après que le père eut dit une prière, les enfants jetaient une feuille dans la cheminée. Cette espèce est associée à la lumière et à la pureté. Ne l’appelle-t-on pas ici u legnu d’oru. Maintes autres anecdotes sont rassemblées dans l’ouvrage Tempi Fà, co-écrit avec l’ethnologue Ghjasippina Giannesini. Dans une véritable saga sont campés avec minutie et mis en perspectives rites et croyances qui façonnaient l’existence d’une communauté avec en point d’orgue cette fameuse veghja qui ploie sous les allégories.

Ainsi u pranzu natalescu sortait de l’ordinaire. Pas de langouste ou de foie gras. Nul fruit de mer. Les agapes étaient, à de rares exceptions près, nustrale. Charcuterie, cabrettu rôti ou en sauce, pulenda et des fruits secs ou une tourte faite maison. Avant de se mettre au lit, un bol de chocolat chaud.

U piattu di u poveru

Ce menu était aussi celui du cœur. Une assiette supplémentaire au nombre des convives était dressée. C’était u piattu di u poveru. Le plat du pauvre en prévision d’un nécessiteux frappant à la porte et demandant un repas chaud. Il était invité à entrer. Prenait place à la table et se sustentait avant de reprendre son errance ou souvent être hébergé jusqu’au lendemain. Car « Notte di natale, fora nimu un stà ». Les enfants qui avaient déposé leurs chaussures devant l’âtre se couchaient espérant trouver un présent. Ce n’était pas l’abondance. Des oranges, figues sèches, noix et dattes. Parfois les garçons recevaient un jeu de billes ou un jouet en bois et pour les filles une poupée en chiffon. Mais pour ceux et celles qui n’avaient pas été méritants un morceau de charbon tenait lieu de cadeau.

Qu’importe, la satisfaction ne jouait pas l’Arlésienne. Et les maisons sans luxe s’emplissaient des rires juvéniles. Dans ces villages de haute solitude, pour reprendre les vers du poète « on allait les cheveux emmêlés sur la tête, les yeux tout rayonnant comme aux grands jours de fête. » Nul besoin finalement de ces coûteuses étrennes que des psychologues assimilent certes à la volonté de faire plaisir, mais aussi au règne de l’enfant-roi exacerbé par l’intempestive communication consumériste qui incite aux achats compulsifs. Et donnant bonne conscience à ceux qui peuvent aisément bourse délier.

Parenthèse enchantée

Nul grief ne doit assombrir cette générosité qu’elle soit spontanée ou conditionnée. Pourtant force est d’admettre que cette attitude, qui s’est généralisée, réduit le sens profond d’une parenthèse enchantée originellement dévolue à chercher collectivement une clarté diaphane derrière les nuages noirs ourlant trop souvent l’existence quotidienne. Aussi sans se faire l’avocat du diable rien n’empêche le questionnement sur la multitude de jouets qui souvent s’amoncellent au pied d’une générosité débridée. N’est-ce pas là un dévoiement de la nature réelle de Noël ? Et comme pour enrichir cette dichotomie affleure incidemment à nos esprit le vers de Lamartine « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? »

Qu’importe le flacon pourrait rétorquer en guise de conclusion l’apôtre d’une sagesse consensuelle. Que chacun fasse à sa guise, l’instant étant propice à bannir toute entrave, fut-elle synonyme de sagesse. D’autant que dans notre île, plus que sous d’autres cieux, il est communément admis qu’il s’agit d’abord et avant tout de a festa di i zitelli, celle qui n’occulte pas l’aspect transcendantal, sans pour autant le mettre sur un piédestal.

Au temps de Saint-Nicolas

Elle l’est d’autant plus depuis les années cinquante, date de l’avènement de Babbu natale. Jusqu’alors l’homme à la barbe blanche et portant la houppelande rouge était inconnu dans notre région. Nul n’avait perçu de ce mécène intemporel à la hotte remplie, sillonnant inlassablement les contrées sur son traîneau tiré par d’infatigables rennes. Auparavant ici on parlait essentiellement de Saint-Nicolas ou plus communément du Petit-Jésus descendant par la cheminée pour déposer les cadeaux. Voilà pourquoi selon une tradition spécifique le doyen de la famille versait sur le feu un verre de vin et sept cuillerées de soupe afin de sustenter et désaltérer, bien évidemment avec modération, u bambinellu. Autre particularité, le sapin richement décoré de guirlandes et d’illuminations fut lui aussi longtemps aux abonnés absents dans nos villes et communes de l’intérieur. En lieu et place trônait dans maintes demeures l’albitru, aux vertus magiques. L’arbousier est en effet un symbole d’éternité que lui confèrent ses feuilles sempiternellement vertes et qui ne fanent jamais. En corollaire cet arbuste produit, nul ne l’ignore, des petits fruits ronds et rouges naturellement décoratifs. Il était encore agrémenté par du papier brillant qui sert habituellement à envelopper les tablettes de chocolat. L’imagination était au pouvoir ! Et si cette plante perdit progressivement pied face à l’offensive du roi des forêts, chez nous baptisé abietu, elle est encore prégnante dans plusieurs localités qui préservent contre vents et marées une tradition ancestrale.

 L’olivier et le blé Bien sûr comme l’affirme justement Héraclite « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » pour évoquer l’évolution qui modèle nos habitudes.(…)

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