Sur le toit de la Corse

L’engouement pour la haute montagne ne date pas d’hier. Dès le xixe siècle, des touristes débarquent dans l’île avec la ferme détermination de prendre de la hauteur. Récit

Par Véronique Emmanuelli

Plus loin, plus haut. L’engouement pour la montagne et les activités de pleine nature qui s’y rattachent s’intensifie à travers l’île. Au point de virer à la surfréquentation touristique à certaines périodes de l’année. À certains égards, le scénario était écrit d’avance. 

Du moins, c’est ce que laissent à penser Irmtraud Hubatschek, originaire du Tyrol, violoncelliste, à l’initiative de la création de l’ensemble de musique baroque et classique corse, Orfeo Isulanu et Joël Jenin, ethnologue et réalisateur de documentaires. Tous deux se sont évadés au-delà des cimes et du temps. Ils ont élargi leurs regards à différents contextes géographiques et culturels. 

Leur programme aura valeur de chronique et produira un beau livre, La Corse des premiers alpinistes 1852-1972. Car, c’est à partir du milieu du xixe que des passionnés de montagne commencent à défricher les chemins inconnus. Auparavant, ils ont fait le choix de changer d’air et fait le voyage depuis l’Allemagne, l’Autriche et l’Angleterre pour escalader les sommets de l’île. Certains ont d’ores et déjà découvert des émotions incroyables à travers les Alpes depuis Chamonix. Tous contribuent à leur manière à l’essor des clubs alpins, à l’émergence de nouvelles activités comme celle de guide de haute montagne. La Corse à l’horizon impose une présence singulière et intense. Dans le projet des grimpeurs en cordée, elle forme bien souvent un tout avec les montagnes du Caucase, de l’Hindou Kouch ou des Dolomites. 

Sans surprise, elle occupe une place non négligeable dans la littérature de montagne de l’époque. Les auteurs de manuels, de récits d’expéditions et autres carnets de voyage développent volontiers le concept « d’Alpes corses ». Celles-ci, au-delà des classiques, se forgent leur notoriété grâce à « une géologie surprenante », « des formations rocheuses spectaculaires » et de façon plus générale à « une nature forte qui parle à tous les sens ». Le pin laricio est un autre motif fort de l’histoire. Sa perfection, sa démesure spectaculaire rendront l’aventure toujours plus haletante. 

Oriental

« Aucun pays d’Europe ne possède de plus beaux arbres que ces pins laricio sans aucun nœud presque jusqu’au sommet. » Dans l’île, les alpinistes ont en plus le plaisir de s’inscrire dans une logique de découverte, d’explorer « des falaises indomptées que nul pied humain n’a jamais violées » où « l’âme de la Corse se révèle tout entière : on comprend le caractère farouche et fier de ses habitants, indomptables comme leurs torrents, réfractaires à la civilisation, comme la nature de leur pays se défend, en tant de sites, contre toute pénétration », écrit le docteur Rougier en 1908. L’approche sportive, romantique, puise encore du côté de rencontres hors norme, avec les bergers niolins, « véritables troglodytes » qui font entendre « des coups de sifflets stridents que répercutent les échos », selon Amédée Matton en 1889, et qui « pratiquent des mœurs n’ayant pas subi d’altération depuis des siècles », aux dires de Gaston Vuiller en 1890. 

Les bandits, les chasseurs de mouflons, « au pas ferme et assuré », doté de toutes les qualités du guide de haute montagne apportent à leur tour une bonne dose de lyrisme. Le long des sentiers, certains montagnards voyageurs éprouvent quelques sensations orientales. Le dépaysement est provoqué par « le café d’abord, puis la côte de mouton, les tombes isolées, le caractère taciturne, une paresse générale, l’habitude des hommes de laisser travailler les femmes ». Entre les visiteurs et les insulaires, les liens se tissent à la faveur d’un bivouac, de rencontres de hasard mais jamais en cordée. Et pour cause. « Les Corses ont de la neige en montagne, une peur irraisonnée. Ils ne s’y engagent jamais », note W.J. Ganshof en 1927. Le comportement relève de l’atavisme selon les auteurs de l’ouvrage ; « Jusqu’au milieu du xxe, les bergers et tous les éleveurs gardent leurs animaux dehors par tous les temps. L’arrivée de la neige est pour eux un désagrément susceptible de causer la perte d’animaux. Il n’est pas rare non plus que les bergers transhumants soient surpris et victimes d’une neige précoce », analysent-ils. Vu du village, la neige et la montagne n’ont rien à voir avec le loisir la performance ou le dépassement de soi. 

Rotondo

On scrute les sommets, les contreforts et on y perçoit tous les motifs d’un deuil et d’une tragédie à venir. On ne se prive pas d’ailleurs de passer le mot aux amateurs de montagne. En 1909, l’aubergiste de Zonza, tient un discours très dissuasif sur le sujet. À sa table, « des Suisses rencontrent une opposition catégorique à l’idée d’une ascension hivernale de l’Alcudine. Ils espèrent les faire renoncer en évoquant les images dramatiques d’avalanches, de sombres précipices et des hauteurs de neige prodigieuses. »

La tonalité du propos est identique à Corte. « Les Cortenais n’arrivaient pas à comprendre comment on pouvait gravir de si hautes montagnes et en plus, avec des skis ! Ils sont même inquiets que quelque chose puisse nous arriver. Mais nous leur avons promis de faire très attention », rapporte Noldi Ziegler. Les alpinistes venus d’ailleurs avancent envers et contre tout, sans se fixer de limites, au nom de l’esprit de liberté, de la curiosité et du défi que l’on s’impose et d’une sensation de bien-être vivifiante. Ils ont en plus leur opinion sur les Corses. « ils admettent facilement la chasse sur laquelle ils sont fertiles en anecdotes merveilleuses ; mais ils ne comprennent rien à l’alpinisme », affirme Hubert Durand lors de son ascension du Monte d’Oro en 1903. Il ne dispose ni de carte ni d’itinéraire détaillé pour arriver au sommet. C’est là règle. On grimpe en précurseur durant les décennies qui suivront. « Dans les années 1930, le Rotondu est désigne comme une terra incognita.

En 1934, le massif du Cintu n’est pas encore exploré vers la vallée du Fango. En 1956, des montagnards postulent qu’il reste encore des voies à ouvrir », rappellent les auteurs. Et, c’est le plus souvent en mettant ses pas dans ceux des muletiers, des bergers et des forestiers qu’on prend d’assaut la montagne. 

Pas de sentiers balisés, pas de refuges ou dormir et se restaurer. On dresse la tente après s’être approvisionné dans le village le plus proche et surtout après s’être « battu pendant des heures contre de gros blocs de rochers, arbres gisants au sol, des ruisseaux ou des parois », raconte Félix Von Cube en 1901. Le bon docteur d’origine allemande mais né à Menton sur la côte d’Azur sera premier de cordée dans l’île. « À 21 ans, il rejoint le Club alpin académique de Munich, un club d’élite qui réunit les grimpeurs les plus audacieux de la capitale bavaroise », rappellent Irmtraud Hubatschek et Joël Jenin.

GR20

Entre 1899 et la fin de sa vie en 1964, il viendra à bout de 252 sommets, dont 30 dans les Alpes et 17 en Corse. Chaque ascension entre le Capu Tighettu, le Capu Largu, I Cinqui Frati et autre Capu Tafunatu, donne lieu à un compte rendu très précis. Le texte est assorti de photos et de croquis selon l’inspiration du moment. Tout au long du xxe siècle, des alpinistes de renom viendront planter leurs piolets sur les parois de granite insulaire. Parmi ceux-ci, Kurt Diemberger, « considéré dans le monde de la montagne comme une légende vivante. Il est le seul alpiniste vivant ayant réussi deux premières sur plus de 8000. En 1957, il atteint le sommet du Broad Peak entre Pakistan et Chine, sans oxygène et sans porteur », commentent les auteurs. Il y a aussi les frères Wolfram et Gundel Foelsche qui contribueront à « établir le tracé du GR20 », puis Emon Henrich, « le fantôme de la Punta Minuta », à la tête d’une école de ski dans le Vermont aux États-Unis, puis Werner Krah, qui « va dominer la scène pendant une génération, ouvrant de splendides itinéraires de très haut niveau sur quelques-unes des plus belles parois de l’île », selon les termes de Jean-Paul Quilici et d’Henri Agresti. 

Hans Schymik, originaire de Sibérie, chaussera ses crampons et érigera des cairns à travers l’île pendant près de 40 ans, le temps de ravir 300 sommets et d’écrire six livres et guides de référence et de publier une vingtaine d’articles sur le sujet. Michel Fabrikant fait partie de ceux qui contribueront à populariser la montagne insulaire, en publiant son guide du Monte Cinto et une série de chroniques hebdomadaires dans la revue culturelle « Corsica Viva » entre 1963 et 1967. Dans le même temps, chargé de son matériel, à quelques milliers de mètres d’altitude, dès le lever du soleil, il ouvre des voies qui préfigurent les futurs itinéraires de randonnée, GR20 compris. Certains de ces alpinistes sont venus en plus, avec leurs appareils photo, leurs pinceaux ou leur matériel à dessin. 

Himalaya

Tout dépend de l’époque et des aspirations de chacun. Il en sera ainsi jusqu’au début des années 1970, jusqu’à ce qu’un nouveau chapitre de l’histoire s’ouvre dans la montagne corse. C’est le moment ou le Parc naturel de Corse (PNRC) voit le jour. 

Ses agents prennent le relais des précurseurs. « Tout change à partir de 1972 », admettent les auteurs. C’est à ce moment-là aussi que l’alpinisme prend une coloration plus « nustrale ». « Des grimpeurs locaux comme Pierre Pietri et Pierrot Griscelli émergent et consacrent leur temps et leur énergie à ouvrir de nouvelles voies ». Le second continuera la balade jusqu’à l’Himalaya et les montagnes d’Amérique du Sud. 

La Corse des premiers alpinistes, 1852-1972Irmtraud Hubatschek et Joël Jenin, Éditions Alain Piazzola.

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