Quai des brumes

Par Jean Poletti

L’État possède l’art et la manière de l’ambivalence médiatique. Adepte en théorie de la transparence, il devient abscons à l’épreuve des faits. Ainsi, l’incendie de l’usine de Rouen fut d’emblée qualifié de non-événement. Pas de pollution déclara péremptoire le ministre de l’Intérieur. Face au scepticisme courroucé de la population, une collègue le contredit du bout des lèvres, tout en soulignant que le risque sanitaire relevait du fantasme. La cacophonie s’installa. La communication officielle devint tellement opaque et alambiquée que le doute s’instilla, laissant affleurer dans l’opinion l’idée de dissimulation. Aux lisères du mensonge. Soumis à la légitime quête de vérité, les intervenants officiels admirent en épilogue qu’il s’agissait d’un accident industriel. Dans la foulée, les parlementaires initièrent une commission d’enquête, galvaudant par là même la parole étatique.

Dans l’inconscient collectif, resurgissent tout naturellement d’autres catastrophes écologiques au premier rang desquelles figure Tchernobyl. Là aussi le discours du pouvoir consistait à mettre le nuage radioactif sous le tapis de la désinformation. Un docte scientifique, en service commandé, stipulait qu’il s’était arrêté à la frontière allemande ! À la télévision un météorologue expliquait, carte à l’appui, que l’anticyclone des Açores allait renvoyer l’importun hors de notre territoire ! En Corse ? Rien à signaler, ânonnait la voix de son maître. Des scientifiques indépendants alertaient pourtant sur les taux de contamination extrêmement élevés en Balagne et ailleurs. Foutaises rétorquaient en chœur les émules de Coué, balayant d’un revers de manche la démonstration de lait, légumes ou cours d’eau contaminés. Tout n’était que luxe, calme et volupté. L’augmentation exponentielle des maladies thyroïdiennes dans l’île ? Fâcheuse coïncidence sans l’esquisse de l’ombre d’une relation de cause à effet. Le ciel est bleu et l’herbe verte. Et Pasteur de se retourner sans sa tombe.

Dans les allées du pouvoir, une doctrine non écrite mais prégnante semble admise et appliquée. Elle entre parfois en collision avec l’évidence, et prêterait à sourire si les risques potentiels étaient aux abonnés absents. Est-ce toujours le cas ? Nullement. Aussi de la catastrophe de l’entreprise AZF, à celles qui se produisirent au fil du temps, il faut que la société civile se gendarme et s’alarme. Une mobilisation qui détruit sornettes et négationnisme, dévolues à endormir ou banaliser. Les reléguant dans les tiroirs, qu’en euphémisme nous qualifierons de maladresses.

La désinformation chez nous ? N’en jetez plus, la cour est pleine. L’île a donné. La tragédie de la Caravelle qui s’abîma en mer est un exemple tissé dans le suaire et les morts. Voilà plus d’un demi-siècle que le dossier se heurtait au surprenant concept de secret défense. Conférant plus que jamais à l’armée le surnom de grande muette. Fut-ce au détriment du droit de savoir des familles. Dont l’inlassable quête se noie dans le monde du silence. Une lueur d’espoir brille cependant avec la décision d’Emmanuel Macron d’inciter fermement les réfractaires à contribuer à faire toute la lumière sur ce drame. Il était temps. Missile ou pas, nul ne peut encore se prononcer. Mais il est à maints égards étrange, que sous les képis étoilés, le mutisme soit érigé depuis si longtemps en une sorte de ligne Maginot, qu’un Président aspire désormais à contourner.

Ces quelques exemples montrent, si d’aventure il en était besoin, que la logique étatique s’avère modulable et pour tout dire à géométrie variable. Du noble précepte ressassé à l’envi à la pratique que dictent les événements, le discours change radicalement. Oubliant la clarté tant promise, au profit d’un accommodement avec les faits, abordant quelquefois sur les rives du déni. Au nom de fumeux intérêts, dits supérieurs, qui laissent pantois et désabusés le citoyen. Éternel recommencement ? Qui peut jouer les augures ? À l’évidence il faut que les princes qui nous gouvernent se départissent enfin de cette sorte de réflexe de Pavlov, en bannissant les circonvolutions sémantiques, alliées de la dissimulation et de la tromperie, à l’égard des gens qu’ils sont par essence et définition chargés de servir.

La Vérité si je mens ! Un film humoristique qui cependant ne doit plus être appliqué à la réalité. Même si nos politiques sont souvent d’excellents acteurs de la commedia dell’arte. Ou se complaisent à rejouer Quai des brumes au fil des événements.

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