L’ORDINAIRE DU CRIME DE MASSE

LES GÉNOCIDAIRES

Si le pouvoir politique est ce qui décide des formes de vie pour une population et un territoire donnés, les génocidaires instituent un état totalitaire uniquement tourné vers la mort : cela affecte la communication langagière au niveau de la signification, créant un contexte où la mort seule sert de référent. Du point de vue de la psychologie des masses, les tueurs se recrutent en grand nombre par des mécanismes d’identification à l’ordre totalitaire et la constitution d’une identité spécifique.

Par Charles Marcellesi, médecin 

RECHTMAN et le BIOTHANATOS

Dans son essai La vie ordinaire des génocidaires, Richard Rechtman, anthropologue et psychiatre (CNRS Éditions), reprend les conceptions de Michel Foucault sur le pouvoir qui distinguait dans un premier temps le « pouvoir du souverain » à l’âge classiquequi avait le pouvoir de « faire mourir » n’importe lequel des citoyens de son État et qui adoptait le « laisser vivre » pour tout le reste de la population, indifférent à ses conditions de vie une fois les impôts prélevés et les troupes de soldats enrôlées. Avait succédé dans le temps le « biopolitique »lorsque la démocratisation de la société coïncidait avec l’émergences des préoccupations de l’hygiène publique et que le principe de fonctionnement devient alors : « Faire vivre » le plus grand nombre des gouvernés en confiant à l’État la charge de leur santé et la satisfaction de leurs besoins vitaux, et « laisser mourir »les indésirables comme par exemple ceux pour lesquels on préconise aujourd’hui la suppression de l’aide médicale d’État. Richard Rechtman introduit un autre type de pouvoir, le biothanatos, qui tend à effacer la binarité vie/mort au profit du seul terme de la mort, pour lequel il s’agit de « Faire mourir », c’est-à-dire de sélectionner des populations pour les éliminer sous la forme « d’exécutions de masses à l’abri des regards, d’assassinats industriels dans les camps d’exterminations, de simulacres de procès politiques dans des centres de sécurité ou de torture, ou de disparitions forcées ». Ensuite, le reste de la population restera placé dans l’orbite de l’univers mental de la mort au nom d’un ne « Laisser pas vivre » en distinguant ici la masse de ceux qui seront déportés, contraints au travail forcé, privés de toute liberté et usés à petit feu jusqu’à la mort, et par ailleurs ceux qui seront épargnés à la condition « qu’ils participent activement ou passivement à la gestion des deux premiers groupes ». 

Nous dirons que tout le monde est soumis au même discours dont la vérité est le principe de mort, l’agent de ce discours, le savoir pour y procéder minutieusement par planification, s’adressant soit à des bureaucrates comme le Douch des Khmers rouges cambodgiens ou au Eichmann nazi qui proclameront haut et fort qu’ils n’ont jamais tué directement quiconque et qu’ils ne faisaient qu’exécuter les ordres qu’ils recevaient, soit à la masse des exécuteurs qui se recrutent de façon « non prédictive » parmi des personnes ordinaires de la population ; autrement dit si les sadiques et les pervers sont toujours du nombre, ils ne sont pas majoritaires loin s’en faut parmi les tueurs. Ce que produit ce discours du crime c’est que les ordonnateurs (souvent personnes médiocres et aux carrières ratées dans une société ordinaire) et les tueurs aux motivations multiples puissent se prévaloir d’un travail efficace et bien fait dans ces tâches d’exécutions de tuerie de masse. Une modification dans le fonctionnement du langage est survenue par l’altération de la « signification ».

VARIATION DE LA SIGNIFICATION SELON LE CONTEXTE

Rechtman fait explicitement référence aux conceptions philosophiques de Wittgenstein sur le langage et aux travaux de l’anthropologue indo-américaine Veena Das : on peut y entendre selon ce philosophe que l’unité de signification « ne réside plus dans la forme logique d’une proposition qui n’aurait qu’une fonction descriptive, mais dans les règles d’usage (comportant non seulement l’emploi linguistique mais surtout l’usage pratique) des signes à l’intérieur de « jeux de langage » tels que commander et obéir… ». Dans la théorie de la psychanalyse on pourrait parler de « forclusion » (rejet) de l’opérateur symbolique permettant d’associer à chaque mot (signifiant) une signification. Celle-ci pour le terme « mort » devient univoque en supprimant la subjectivité d’un choix et se décline alors selon les 3 états du « faire mourir et laisser pas vivre »définis par le pouvoir totalitaire. Le langage perd les fonctions métaphoro-métonymiques qui permettent de rapprocher les contraires par le jeu des substitutions et des déplacements (disparition des termes tiers, médiateurs, tricksters, entre la vie et la mort). 

PSYCHOLOGIE DES MASSES

Ainsi, si l’ordre totalitaire impose une identification unaire à lui, trait physique ou vestimentaire du dictateur, idéologie politique comme la « révolution culturelle » chinoise ou fanatisme religieux, les tueurs s’aliènent par un refus de penser en se forgeant une identité qui nomme comme trait symbolique la soumission au pouvoir, comme trait dans le réel de la mort le fait de tuer et de réduire, dans l’Imaginaire, l’autre à l’état de cadavre. Ceux qui refusent de devenir des tueurs, s’enfuient et viennent frapper comme les migrants à la porte des démocraties qui habituellement ne rendent pas hommage à leur humanité et leur fraternité.

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