L’illusion du bonheur

Il n’est pas en fait si difficile de comprendre les crises que la France affronte et qui entraînent une morosité voire un mécontentement à la limite de la colère de la population. Les raisons en sont profondes, culturelles au point qu’on peut parler de crise de civilisation. 

Par Michel Barat, ancien recteur de lAcadémie de Corse 

Il s’agit d’une modification des mentalités : plus personne ne met quoi que ce soit au-dessus de son bonheur personnel. Cela est bien entendu le propre d’une société qui est celle de la consommation, et dont la pandémie du Covid et le confinement ont accentué les dérives. On veut profiter à tout prix de la vie. L’homme jadis pensé comme citoyen avec la philosophie des Lumières, puis comme producteur avec la révolution industrielle se réduit lui-même aujourd’hui à un consommateur n’acceptant plus aucun obstacle à son hédonisme, à la satisfaction de ses désirs immédiats. 

Vivant dans l’immédiateté, on ferme toute perspective d’avenir. Le blocage sur la réforme des retraites en est une illustration. Nul ne peut contester que l’accroissement de l’espérance de vie, que l’entrée de plus en plus tardive dans le monde du travail fait que dans un système par répartition le nombre d’actifs sera insuffisant pour assumer les retraites futures. Ne pas le reconnaître, donc ne pas reculer l’âge du départ à la retraite c’est hypothéquer l’avenir de nos enfants. Mais penser à nos enfants, comme nos parents l’ont fait, comme nous l’avons fait, c’est aussi renoncer du moins en partie à notre satisfaction immédiate, c’est maintenir un souci de l’effort pour l’avenir et pour les autres. 

« En fait, ces illusions ont été prises au sérieux par les peuples qui ne s’inscrivent plus dans l’histoire mais défendent l’immédiateté d’un bonheur illusoire. » 

Mais comme nous voulons être heureux et l’être tout de suite, il est devenu impossible de regarder vers l’avenir et de s’inscrire dans l’histoire. Des philosophes avaient annoncé dès le dix-neuvième siècle la fin de l’histoire par l’avènement de l’esprit absolu avec Hegel ou par celui de la société sans classes avec Marx ou encore aujourd’hui par celui de la démocratie libérale et l’ère du dernier homme avec Fukuyama. 

Idéologies ruinées

L’Esprit n’est pas advenu, la société sans classes s’est révélée être un terrible mirage, quant aux démocraties libérales, elles sont en recul dans le monde. En fait, ces illusions ont été prises au sérieux par les peuples qui ne s’inscrivent plus dans l’histoire mais défendent l’immédiateté d’un bonheur illusoire. 

« La société sans classe s’est révélée être un mirage, quant aux démocraties libérales elles sont en recul dans le monde. »

En confondant illusion heureuse et démocratie, on ruine toute idéologie, toute spiritualité et en fin de compte toute espérance. C’est ainsi qu’inexorablement les partis mais aussi les églises déclinent à moins de sombrer dans le populisme et la démagogie. Un vieil humoriste, disparu depuis longtemps, Fernand Raynaud, avait peut-être raison très tôt avec son sketch Heureux !

La vision de Nietzsche

Pire encore une telle évolution des mentalités rendrait vaine toute pensée, toute philosophie, toute éducation. Si on veut comprendre les difficultés de notre École, il faut revenir à cet hédonisme de l’immédiat : comment des maîtres peuvent-ils demander des efforts à des élèves pour qu’ils réussissent leur avenir si non seulement leurs parents, mais encore, pour reprendre une expression politique à la mode, « les gens » veulent un bonheur immédiat. 

Cette illusion heureuse finit par désespérer Billancourt. 

À tuer les idéologies du progrès, ce ne sont pas les révolutions qu’on étouffe, ce sont les démocraties et l‘humanisme sous toutes ses formes. Nietzsche était un visionnaire quand il annonçait le dernier homme, mais il nous est toujours possible de résister à l’avènement de son surhomme. 

Retour vers le passé

Cette résistance ne peut être que celle de l’École, de l’école laïque, gratuite et obligatoire, celle de la République. Pour ouvrir à nouveau l’avenir des démocraties et plus particulièrement de la nôtre, nous avons le besoin d’une vraie politique éducative qui ne cède rien aux sirènes démagogiques. Notre Cinquième République doit avoir le courage non pas de rêver à une sixième mais de s’instruire auprès de la Troisième, réellement fondatrice de la République. 

Quand les temps présents ferment l’avenir, peut-être faut-il se tourner vers les réussites du passé quitte à se faire taxer de réactionnaire.

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