LES FÉMINICIDES

L’« ÊTRE » DÉTRUIT PAR L’« AVOIR »

Les féminicides, c’est-à-dire le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme, sont le plus souvent qualifiés d’« intimes »en Europe et en Corse lorsqu’ils sont commis par l’actuel ou le précédent conjoint. Les anthropologues et les chercheurs en trouvent les causes du côté des modèles sociaux de relations privées entre hommes et femmes, notamment les « stéréotypes de la virilité », mais aussi le fait pour l’homme de reporter la haine éprouvée pour sa propre mère sur la figure de la compagne.

Par Charles Marcellesi, médecin

L’OMS (Organisation mondiale pour la santé) dénombre 4 types de féminoïdes (ou fémicides) : « intimes », les « crimes d’honneur » (dans les années 1830 en Corse ce type de féminicides correspondait à 15% des victimes de vendetta), les féminicides liés à la dot (en Inde), les « non intimes » dans un contexte d’agression sexuelle. L’ONU pour sa part distingue torture et massacre misogyne, meurtre ciblé dans le contexte de conflits armés, mise à mort des femmes et des filles en raison de leur orientation sexuelle, assassinat systématique de femmes autochtones, fœticide et infanticide, décès à la suite de mutilations génitales, meurtre après accusation de sorcellerie, autres meurtres associés à la criminalité organisée. Les trois quarts des meurtres de femmes répertoriés dans le monde en 2017 étaient des féminicides, soit 65 000 meurtres, et plus particulièrement 30 000 commis par leur précédent ou actuel compagnon. En France, 85% des meurtres de femmes sont le fait du mari, d’un proche ou d’un partenaire et 30% d’entre eux se sont suicidés après la commission du meurtre. S’agissant des causes et d’un point de vue psycho pathologique, il faut repérer la façon dont le discours social ambiant (le Grand Autre du langage) distribue les positions sexuées d’homme et de femme : il s’agit là d’une conséquence directe de la prise de conscience de la différence anatomique des sexes dès les stades où le petit enfant parle : il y a une erreur universelle commise par les jeunes enfants devant la perception de leur anatomie sexuée qui consiste initialement à ne pas considérer qu’il existe un sexe masculin et un sexe féminin, mais qu’il n’y a qu’un seul sexe, le pénis, et qu’on l’a ou qu’on ne l’a pas.

Construction imaginaire

On appelle « castration » un type de manque dont l’opérateur serait la nature, l’opération serait supportée par une subjectivité et assumée en position d’homme ou de femme, et qui aurait pour objet un pénis imaginaire censé manquer aux femmes : bien évidemment dans le réel, il ne manque rien aux femmes (au premier rang duquel la mère), ce n’est là que la construction imaginaire et l’angoisse des petits enfants. Ainsi les questions de l’être et de l’avoir sont réparties selon les sexes du fait que le sujet humain parle et désire pour pallier la défaillance de l’instinct qui reste l’apanage des animaux : l’avoir est masculin, l’être est féminin.

Comment cela fonctionne-t-il ? La femme doit êtrel’objet-cause du désir de l’homme, et l’homme doit avoir tout ce qu’il faut pour la combler, y compris garantir son désir de concevoir un enfant. Mais par ailleurs tout sujet est lui-même partagé entre ces questions de l’être et de l’avoir : donc chez le féminoïde la haine de l’être (à entendre aussi comme la haine de son propre être) illustre le cas où elle est défléchie au-delà des rôles symboliques supportés par la compagne ou l’épouse, sur une femme parce qu’elle est une femme en quelque sorte « porteuse » d’être. La haine de l’être ne va pas sans crainte que la femme soit dépositaire d’un savoir insaisissable qui menacerait la jouissance de l’homme. C’est là qu’il faut examiner la question de la convergence de la figure de la compagne avec celle d’une mère haïe.

Le ressort de la haine

La série des « Maigret » de Georges Simenon offre quelques exemples de féminicide (Le charretier de la Providence, Maigret tend un piège, Maigret et la Grande Perche…) avec dans certains d’entre eux le personnage de la mère haïe ; la structure immuable de ces romans oppose le couple que le commissaire forme avec sa femme, soudé par l’épreuve du deuil d’une petite fille et qui vit selon un art de vivre apaisé, avec l’histoire d’un autre couple que la crise a mené au meurtre dans des milieux sociaux et des ambiances toujours magistralement caractérisés. Mais c’est du côté d’un autre écrivain, Georges Bataille (Ma mère), qu’il faut chercher le ressort de cette haine pour la mère : cela renvoie au concept freudien de la Chose (Das Ding), soit une discordance dans les toutes premières perceptions éprouvées à l’occasion des soins donnés par la mère, s’inscrivant en représentations de chose vues et entendues et mises secondairement en relation avec des mots. De ces expériences perdues avec la mère et son corps dans la toute première enfance, il restera l’impression d’un étranger, à la fois ce qui est le plus intime tout en étant inaccessible : c’est l’être même du sujet.

L’intime et l’étranger

C’est à cette place que viendra se constituer plus tard l’objet cause du désir qui sera finalement incarné par la compagne. Le féminicide vise donc la destruction d’un « être » féminin au profit d’un « avoir » référé au masculin. Il surgit d’un conflit originaire entre l’intime et un étranger de nature maternel, le premier contact perdu avec la mère lors du nourrissage (La Chose), qui reçut ensuite la marque d’un interdit par le langage pour devenir l’objet interdit de l’inceste.

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