Le dossier Corse « bordélisé » par Darmanin ? 

Le ministre de l’Intérieur avait employé ce terme pour flétrir ceux qui à ses yeux déployaient des stratagèmes pour empêcher l’examen de la réforme des retraites. En le prenant au mot ne peut-on pas l’accuser d’une telle méthode s’agissant du chaotique dialogue sur l’avenir économique et institutionnel de l’île ?

Par Jean Poletti 

Le sophisme et l’art consommé de tout dire et son contraire paraissent l’apanage du ministre de l’Intérieur. Voilà quelque temps, nous l’avions d’ailleurs esquissé dans nos colonnes lors d’un article intitulé « Le talentueux Janus ». Impression fallacieuse due à l’analyse comportementale erronée ? Elle parut en effet être infirmée lors de la cérémonie commémorative de l’assassinat du préfet. L’hôte de Beauvau, dans un propos perlé de citations livresques, parut animé d’une volonté de lever les hypothèques. Le discours alliant force du souvenir et vision d’avenir convoquait dans une pressante invite qu’entre Paris et la Corse s’ouvre un nouveau chapitre. Fait de mutuelle compréhension et propice aux lendemains constructifs. Une déclaration largement saluée dans l’assistance et au-delà au sein de la population. 

Ces paroles furent majoritairement interprétées comme autant de signes de normalisation de rapports jusqu’alors noyés dans une funeste chronique. La perception des mots aux lisières de l’espérance était d’autant plus tonique qu’à plusieurs reprises le ministre cita le Président. Sans doute afin de signifier en filigrane que l’Élysée validait les prémices de l’ouverture. 

Certes, des esprits sourcilleux notèrent qu’au même moment Emmanuel Macron recevait la veuve de Claude Érignac et que Élisabeth Borne prit soin dans un tweet de saluer l’impérissable souvenir de celui qui tombé sous les balles d’un commando fut érigé en martyr de la République. 

Oubliés Péguy et Sieyès 

Ne pas oublier mais écrire collectivement un nouveau chapitre. Transcender vingt-cinq années de blocages teintées en rouge sang et tissées de douleurs. Voilà l’offre faite sur les lieux mêmes de l’indicible drame. Tel était le message ponctué d’une formule renvoyant à une obligation morale et politique « Les morts nous regardent ». Une telle péroraison ne puisait pas dans l’improvisation et semblait rejeter la simple clause de style. Sans jouer les exégètes, nombreux prirent cette déclinaison d’assertions comme la promesse de lendemains propices à tisser d’authentiques fils du dialogue. Ouvrant l’espace de discussions franches et loyales. Susceptibles de sérier le possible et le souhaitable au bénéfice d’une île. Sans altérer plus que de raison les attributs étatiques. 

Mais singulière ombre au tableau, quelques heures après son déplacement mémoriel en terre ajaccienne, Darmanin s’épanchait au micro de France Info. Enterré le lyrisme, au rebus les maximes. Oublié Péguy, Sieyès et son égalité d’espérer. Cadenassée la formule de Jérôme Ferrari : « Il faut laisser la lumière estomper les contours des tombeaux. » Infirmé l’évangéliste Matthieu et son « heureux les artisans de la paix ». Aux orties Pascal Paoli. 

En moins de temps qu’il ne faut pour le dire le voile de l’empathie se déchira laissant apparaître une tonalité proche du réquisitoire. L’avocat qui la veille semblait siéger sur le banc de la défense devint procureur de circonstance, alimentant une sorte de réquisitoire qui sema le trouble et l’incompréhension. 

La rose et le poing

Exit « la main tendue aux Corses de bonne volonté », remplacée par des griefs aux relents d’accusation. « Lorsque j’ai évoqué le mot d’autonomie, non parce que je la souhaite, mais parce que nous pouvons en discuter, nous nous apercevons qu’en face de nous, nous n’avons pas beaucoup de répondant. » Le couperet tomba. Brutal. Soudain. Incompréhensible tant il prenait à revers ce qui avait été dit et martelé peu avant. 

Ce magistral changement d’attitude qui ressemble à un reniement, ne doit rien au hasard. Le penser, l’espace d’un instant, équivaut à s’engoncer dans les nimbes de la naïveté. Sans extrapoler plus que nécessaire la communication est aisée à décrypter. Elle tend à infuser l’idée que l’État s’égosille pour inviter aux propositions, mais il est prisonnier de l’assourdissant silence de la classe politique insulaire. La pierre est lancée dans le jardin de Gilles Simeoni et son équipe. Mais pas seulement. En clair et pour schématiser chez tous ceux qui appellent de leurs vœux une évolution institutionnelle « dans le cadre de la République ». Et paradoxalement tout autant dans le camp des réfractaires. Eux sont en filigrane accusés de ne pas faire entendre leur hostilité dans une sorte de front du refus. Ou du moins leurs nuances. 

Au-delà de tout jugement de valeur, l’équité commande à souligner que la stratégie est habile. Dans un subtil renversement de la preuve Darmanin se donne le beau rôle s’exonérant d’un plausible échec, qui serait à mettre exclusivement au passif des édiles régionaux ou municipaux. 

Avancer masqué ?

La ficelle paraît grosse. D’aucuns affirment que ce double discours n’est qu’un stratagème pour prévenir les plausibles cris d’orfraie dans l’opinion continentale, les allées du pouvoir et en incidence la haute fonction publique. Un moyen d’avancer masqué permettant de progresser ici tout en noyant le poisson là-bas. Tels veulent contre vents et marées en accepter l’augure. Mais pour d’autres cette explication est une chimère, tant à leurs yeux est tombé le masque d’un Janus.

Dans ce clair-obscur, certains décèlent pourtant des accents de vérité. Une sorte de parler-vrai qui chasse le flou artistique. Ainsi pour Jean-Martin Mondoloni, le constat ministériel est fondé. Il répète à l’envi « Nous ne sommes pas prêts. » De l’autre côté de l’échiquier Jean-Christophe Angelini martèle « Le peuple corse aujourd’hui ne perçoit pas les termes du projet que l’on veut présenter. Après cinquante ans de combat politique ce qu’une autonomie pourrait apporter n’apparaît pas clairement. »

D’accusations en réactions, l’unité insulaire de façade initiale se fissure, laissant percer l’idée que Darmanin initie un poker menteur dévolu à établir un rapport de force qui lui soit favorable. Et le rendre maître du jeu dans le processus de négociations. Tout en faisant ployer les demandeurs de la réforme sous le poids du possible échec dont à l’évidence il ne porterait pas le deuil. C’est en substance l’enseignement qu’en tire le député Michel Castellani. 

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