La résurrection des confréries

Apparues à la fin du Moyen Âge, supprimées sous la Révolution, ré-autorisées sous l’Empire, les confréries de Corse, incarnations de l’esprit de saint François d’Assise ayant pour idéal l’imitation du Christ, se multiplient. Elles s’ouvrent, s’assignent d’autres missions. Une renaissance propre à la Corse. Pourquoi ? Comment ? Éléments de réponse avec ceux qui les font vivre ou les étudient.

Santa di U Niolu à Casamaccioli
Santa di U Niolu à Casamaccioli

33 confréries se sont créées ou recréées en Corse entre 2000 et 2009 et le rythme moyen actuel est de deux nouvelles par an. Avec celles qui ont vu le jour depuis 2010, notamment sur la Plaine orientale, dans l’Alta Rocca et à Biguglia, on a aujourd’hui dépassé les 70», avance Cécile Liberatore-Ruggieri qui fut missionnée par le Musée de la Corse pour un état des lieux des confréries insulaires. En 2009, cette guide-conférencière a recensé 66 compagnies en activité, 5
en sommeil et une en cours de constitution, le plus gros de l’effectif se situant en Haute-Corse (45 dont 13 sur la seule Balagne). Ce qui représentait déjà plus de 3000 confrères. Essentiellement mais pas exclusivement des
hommes puisque 13 de ces associations de laïcs sont mixtes et une (A cunfraterna di A Madonna di a Misericorda, à Ajaccio) est entièrement constituée de femmes. « La plupart possède une chapelle, note l’enquêtrice. Quelques-unes se regroupent dans des salles de mairie ou de presbytère, la fréquence des réunions étant variable.» Si elles se distinguent par leur habit et leurs insignes, 20 portent le nom de «Sainte Croix» et 14 de «Saint Antoine Abbé» , titulatures les plus représentées en Corse. Toutes ne sont pas des confréries de pénitents, 6 étant des confréries de métiers et 3 se vouant à la Vierge Marie ou à un saint.

Des missions qui évoluent
Présentes pour animer les temps forts du calendrier religieux, dont l’incontournable semaine sainte, ainsi que les fêtes patronales, les confréries le sont aussi pour marquer symboliquement l’identité d’une communauté rattachée à un territoire, pérenniser et partager, en tant que dépositaire d’une mémoire collective, des rites para-liturgiques et un patrimoine qui n’est pas que vocal, encourager à la pratique de la foi et à l’élévation spirituelle de chacun, accompagner les familles jusque dans la mort, répondre à leurs besoins jusque dans la précarité. Et plus largement participer à la construction d’une société meilleure. Notamment en assurant, si ce n’est la fonction des paceri d’antan, une forme de régulation sociale. En 2010, Marie-Eugénie Poli-Mordiconi, dans «Confréries et société contemporaine ou l’histoire d’un dialogue ininterrompu»* citait l’action discrète et quotidienne d’A Cunfraterna San
Carlu Borromeo, fondée en 1998 à Bastia, avec pour objectif de « créer du lien social dans un quartier à forte population maghrébine» et de «maintenir le dialogue entre les communautés, notamment après les violentes émeutes de 2006.» Un rôle proche de celui joué par A Cunfraternita di u Padre Albini, créée un an plus tôt et qui, en 2007, sera à l’origine d’une charte signée par les confréries du Pumonte, validée par l’évêché et prônant la tolérance, le respect de l’homme, le partage et la solidarité, en même temps que le «sens du culturel», de la tradition, et la dimension spirituelle de l’engagement en confrérie. «Depuis cette date, les confréries du Pumonte se sont officiellement engagées dans la société par des prises de position collectives », poursuit la responsable des collections du Musée de la Corse, rappelant qu’avant les municipales et cantonales de 2008, ces mêmes confréries se sont adressées aux candidats en les invitant à proposer « de véritables projets plaçant l’Homme et la justice sociale au centre de toute politique». Appel qui sera suivi d’un autre, deux ans plus tard, pour dénoncer la banalisation de la violence suite à l’homicide du jeune étudiant de Corte, Antoine Casanova.

L’harmonie comme but
Appelée à évoluer en fonction des enjeux contemporains (et notamment d’une mixité hommes/femmes qui s’impose de plus en plus à elle comme dans toutes les sphères de la société), la confrérie n’est pas que traditions. Elle est un acteur de son temps. Qui laisse sa place à la création. Notamment via le chant en langue corse. Espace de tensions, elle est appelée à œuvrer dans et à tous les équilibres. Sa vérité se situe souvent dans l’entre-deux, font remarquer les confrères: entre tradition et modernité mais aussi entre piété baroque ou religion-spectacle et engagement quotidien au service de son prochain, entre réminiscences païennes ou ambitions culturelles locales (longtemps taxées de nationalistes) et cadre catholique, entre clercs et confrères, voire
entre chantres et chorale paroissiale. Ce qui lui vaut des critiques de l’intérieur, comme celles du bailli pour la Corse-du-Sud Jean Simoni, membre de deux confréries bonifaciennes et très attaché, en tant que représentant de la Maintenance des Confréries, à la discipline confraternelle. Lui ne cache pas sa colère à l’égard de pairs «qui ne se
montrent que le jour du Catenacciu et désertent l’église». Quant à la rivalité entre confréries, elle est certes historique, atteste Edouard-Michel Nigaglioni dans « Confréries, congrégations et corporations à Bastia » (même source que plus haut) ou encore Claire Tiévant et Lucie Desideri dans leur Almanach de la mémoire et des coutumes de Corse (Albin Michel). Mais elle n’existe pas vraiment pour ceux qui s’y trouvent impliqués et préfèrent parler d’émulation:«Que chaque confrérie rayonne à son échelle en regardant ce que font les autres, ne peut que générer un cercle vertueux », relève l’un d’eux.

Avec ou sans l’Église ?
Si chacune, avec ses propres statuts, cultive sa singularité et que toutes jouissent d’une autonomie que leur reconnaît le droit canon, les confréries de Corse restent placées sous l’autorité de leur évêque. Pour autant, «leur insertion dans
la vie paroissiale est très variable», reconnaît le père Coeroli, représentant Monseigneur de Germay auprès de chacune d’elles. «La question de leur rapport au clergé est encore différente de celle de leur rapport à l’Église en tant que famille de baptisés. Globalement, on peut néanmoins constater une meilleure communion entreprêtres et confrères qu’il y a 20 ou 30 ans. Et concéder que le degré de proximité de ces derniers avec la liturgie et la Bible relève aussi d’efforts de formation qui n’ont pas toujours été consentis par le clergé. Lequel s’appuie sur les confréries autant qu’elles acceptent de collaborer.» Pour Jean-Baptiste Renucci, membre depuis 20 ans de la confrérie de Saint Antoine Abbé de Piana, qui « travaille main dans la main avec le conseil paroissial», pas d’hésitation: les confrères sont avant tout «des laïcs au service de la paroisse. S’ils sont garants du lien entre le cultuel et le culturel, c’est dans le cadre de l’activité diocésaine».

Le chant des sirènes ?
«Quoiqu’il en soit, précise le père Coeroli, dans cette relation, se pose la question de la pastorale des jeunes». Un véritable enjeu pour l’Église, consciente du rayonnement des confréries auprès d’une génération plus disposée à donner de la voix en habit qu’à occuper les bancs de la messe dominicale. Et des jeunes confrères, il y en a. Comme au sein d’A Cunfraternita Santa Croce, fondée en 2008 à Saint-Florent par Romain Giorgi, aujourd’hui
26 ans. «Nous recrutons dès 14 ans, indique celui-ci, tout en précisant à l’attention des plus sceptiques, chez nous, le noviciat est particulièrement costaud. Il dure 24 mois et nous n’hésitons pas à refuser les personnes dont l’implication fait défaut. Cette implication doit être totale. Car même si chanter revient, comme le dit Saint Augustin, à prier deux fois, il n’y a pas que cela. Il faut être présent sur les plans cultuel, spirituel et social. Et l’être au-delà de l’échelon local.» Le témoignage d’une jeunesse investie, cette confrérie de la Conca d’Oro tient à le porter jusque sur
les réseaux sociaux : « Parce qu’il est important de nous y montrer dans notre engagement quasi anachronique, tant semble rare, de nos jours, la volonté de se réunir et de donner de son temps pour le bien commun – ce que signifie être confrère.»

Enjeux politiques
De son côté, Fanfan Dalcoletto en est convaincu: «Les gens croient en nous». Devenue «vénérable archiconfrérie», auréolée de médailles et saluée pour ses actions caritatives, l’association de laïcs qu’il préside dans le quartier bastiais du même nom (Saint-Joseph), est aussi sollicitée pour chanter partout en Corse, sur le continent et au-delà.
Elle a reçu plusieurs fois la visite du nonce apostolique et mobilise des foules à chacun de ses rendez-vous, élus locaux compris. La question de son influence, la confrérie de Saint Joseph se l’est forcément posée, puisque veillant à son indépendance, son bureau n’accepte pas toute personne en charge d’un mandat politique. Car «oui, la confrérie est un enjeu politique dans la mesure où elle apparaît comme un réservoir d’électeurs et peut se trouver phagocytée», reconnaissent nombre d’observateurs. Et oui, elle représente une menace aux yeux de certains. D’autant que, comme le rappelle Romain Giorgi avec une sagesse qui dépasse son jeune âge, «elle réunit des gens qui réfléchissent, discutent, prennent des décisions et organisent des choses. Des gens qui s’inscrivent dans une démarche universelle de don et de contre-don. La seule qui compte.» Une démarche à imiter, martèle Claudio Bernardi qui replace à l’origine des confréries « la question politique par excellence: celle de la paix. Ou comment vivre sans nous détruire.» (même source que plus haut). Pour le professeur en anthropologie du théâtre à l’Università cattolica del Sacro Cuore de Milan, l’image de la nouvelle citoyenneté vient des confréries : « le choeur, l’unité des diverses voix […], la forme parfaite du corps social et la symphonie». Une utopie? Sans doute. Mais «contre le cercle vicieux qui va du mal au pire […], ce qui fonctionne, c’est la voix folle, irrationnelle, de la grâce, du “bien pour le mal“, de la politique du don, de la gratuité. Pour ce faire, nous avons besoin de passions et de compassions, de nous sentir tous frères…». Des mots qui résonnent avec force face à la triste actualité. Et à la
veille de Noël, autre moment-clé de l’activité de nos confrères, acteurs à part entière de l’Église
comme de la Cité.

Eva Mattei

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