Il fut le «patron» d’Air Corsica

LE TÉMOIGNAGE DU JEUNE RETRAITÉ LUC BERENI

Luc Bereni fait ses adieux à la compagnie régionale dont il fut pendant plus de quatre ans l’efficient président du directoire. Sans ostentation mais avec le sentiment du devoir accompli ce Bastiais à la carrière bien remplie dans le transport aérien occupa des postes à responsabilités, ici bien évidemment, mais au préalable sur le continent. Il livre, en forme de souvenirs, son vécu aux commandes d’Air Corsica et égrène ses décisions synonymes de succès, parfois teintés de quelques regrets. Trait d’élégance, il n’aborde pas le sujet de future délégation de service public alors qu’il quitte l’entreprise.

Par Jean Poletti

Quel bilan liminaire tirez-vous à l’heure de votre retraite?
Je suis fier d’avoir été aux commandes de cette belle entreprise pendant plus de quatre ans, au cours desquels Air Corsica aura assuré près de 100000 vols en toute sécurité, avec un taux de ponctualité et de régularité digne des compagnies aériennes les plus réputées de la planète. Cette performance rejaillit sur tous les métiers de la compagnie dont la grande majorité sont exercés en Corse par des salariés d’origine insulaire.

Vos satisfactions?

Malgré les crises à répétition, d’ordre climatique, sanitaire et énergétique, nous avons réussi avec mon collègue du directoire, Hervé Pierret, à conserver tous les emplois ainsi que la solidité financière de l’entreprise tout en investissant pour renouveler massivement la flotte. Entre fin-2019 et le printemps prochain, 11 des 13 appareils en service auront été livrés neufs à Air Corsica par Airbus (A320neo) et ATR (ATR72-600). C’est aussi la matérialisation d’un parti-pris fort dans le domaine d’une aviation plus «verte», en ligne avec notre programme «Ambizione 2025» qui nous a valu d’être distingués de la Palme d’or de l’environnement en 2022.

Des regrets?

Sur le plan social, ne pas avoir pu mieux récompenser le mérite et la productivité, quitte à remettre en question l’avancement automatique à l’ancienneté hérité de la fonction publique. Mais comment dire aux salariés «on traverse les crises, on s’en sort bien financièrement, on achète des avions dernier cri… mais on va tout changer dans votre rémunération, et seuls les plus performants d’entre vous gagneront plus». C’est inaudible pour certains, surtout dans une société d’économie mixte où la direction n’a pas le monopole des échanges avec le personnel, notamment quand les choses se compliquent.

Votre meilleur souvenir?

Poretta le 23 décembre 2019 lors du fameux

« pont aérien » mis en place lors de la tempête Fabien qui avait dévasté nos locaux et inondé les pistes de l’aéroport d’Ajaccio, qui allait fermer pendant une semaine entière. Le contraste était saisissant avec Bastia, où il régnait une atmosphère surréaliste, avec des milliers de passagers qui affluaient depuis la Corse entière, des dizaines d’équipages et d’agents d’escale tous mobilisés, ainsi que des journalistes et des caméras de partout. Malgré le vent qui soufflait encore fort, les 10 avions d’Air Corsica alors en service et les 3 appareils que nous avions affrété au pied levé en Italie et en Croatie, avec des pilotes aussi aguerris que les nôtres à l’aérologie méditerranéenne en plein hiver, partaient sur le continent et revenaient quelques heures plus tard pour repartir de nouveau. Tout cela jusqu’au lendemain vers midi, quand nous avons pu constater que nous avions tenu notre promesse: permettre à chacun d’être arrivé à destination, sous le sapin de Noël, comme initialement prévu.

Votre regard sur la collaboration avec « le politique »
Nous n’avons parfois pas les mêmes priorités, ni le même rapport au temps… Avec des actionnaires issus de la sphère politique, il n’y a pas de pression sur les résultats financiers dès lors qu’il n’y a pas de pertes, comme ce fût le cas d’Air Corsica sous ma mandature. En revanche, il y a beaucoup d’attentes et de demandes, de tout ordre, de la part du public, qui remontent par l’intermédiaire des

élus. Hélas, toutes ces demandes ne sont pas compatibles avec les impératifs de bonne gestion. Le rôle du dirigeant est alors de dire non pour protéger la viabilité de l’entreprise, même si cela ne fait pas plaisir à tout le monde.

Donnez-nous un exemple probant

Prenons celui des tarifs, que certains jugent excessifs l’été pour les non-résidents. Il faut beaucoup de temps et de pédagogie – j’ai

souvent manqué de l’un et de l’autre – pour expliquer que lorsque les coûts flambent en raison de l’inflation alors que les tarifs conventionnés comme le tarif résident et les compensations versées au titre du service public sont stables, les autres leviers de croissance des recettes ne sont pas nombreux. Vendre à trois jours du départ plus de 500€ l’unité les dix derniers sièges sur Paris-Figari un samedi 1er août ne me choque pas quand on sait qu’une semaine plus tôt on trouvait encore du Paris-Bastia à 70€ pour voyager le mardi ou le mercredi suivants. Ce genre de mécanisme existe de partout dans l’aérien et je ne vois pas pourquoi il ne s’appliquerait pas chez nous. Ou alors il faut aussi plafonner le plein tarif dans les OSP, comme cela était le cas par le passé.

Et concernant les ouvertures de lignes?

On m’a parfois reproché de ne pas avoir assez développé le réseau en dehors des 12 lignes de service public, qui représentent près de 90% de l’activité de la compagnie. C’est ainsi, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Malgré deux années d’incertitude totale liées au Covid, je n’ai eu de cesse de chercher des ouvertures dans ce domaine, mais comme pour le reste, sans mettre en péril l’équilibre économique de la compagnie. Créer des lignes est une chose, ne pas perdre d’argent en créant des lignes en est une autre. En 2023, Air Corsica a exploité 24 lignes ne relevant pas du service public. Nous avons renforcé notre présence en Belgique en ajoutant Bruxelles-Figari face à Ryanair, nous

avons rouvert des liaisons avec l’Italie en partenariat avec ITA, successeur d’Alitalia, nous nous sommes implantés durablement sur l’Autriche en récupérant le contrat du Club Alpin bien connu en Balagne.

Des revers ?

Nous avons aussi connu des échecs, en Suisse et au Royaume-Uni, non pas en termes de trafic car il est facile de remplir des avions en bradant les billets, mais des échecs économiques, tout simplement quand les recettes totales d’une ligne sont inférieures à ses coûts.

D’autres pistes ?

Je n’entre pas dans le détail de tous les micromarchés où Air Corsica est présente en complément des 36 lignes régulières évoquées précédemment. Mais le fait que le groupe Airbus nous ait renouvelé sa confiance pour les dix ans à venir, soit la durée de deux DSP et demi, pour acheminer quotidiennement ses collaborateurs entre Toulouse, Nantes et Saint-Nazaire, témoigne de notre réactivité lorsque l’opportunité de positionner la compagnie sur de nouveaux marchés se présente. Certes, l’activité «charter» ainsi que les «escapades européennes» à dates fixes sont marginales par comparaison avec les lignes de service public pour lesquelles

Air Corsica a été créée et pour lesquelles elle est dimensionnée en flotte et en équipages. Cela me semble cependant être une bonne réponse au souci de diversification souhaitée par tous, jusqu’à ce jour dans de bonnes conditions de rentabilité, tout en étant réalistes eu égard à la démographie et à la saisonnalité de notre île.

Pouvez-vous expliciter ?

Acquérir plus d’avions et embaucher plus de personnel pour ne voler que trois mois par an, ou s’acharner à exploiter massivement toute l’année des lignes non soutenues financièrement serait du suicide. C’est ce qu’ignorent ceux qui parlent du sujet sans le connaître réellement.

Un conseil pour votre successeur Pierre Muracciole ?
C’est un professionnel reconnu qui a fait une très belle carrière dans le Groupe Air France et qui n’a besoin de conseils de personne pour réussir chez Air Corsica. Je ne doute donc pas un seul instant de son succès. L’objectif demeure identique pour tous ceux qui se sont succédé aux commandes de la compagnie: faire en sorte qu’Air Corsica continue d’exister et d’innover comme elle le fait depuis plus de trois décennies, au service des Corses et de la Corse.

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