EPF – Europa Plural Feminine
Ces femmes de Corse qui entreprennent : Doutes brisés, chemins tracés
Chroniques d’Europe au féminin
La lumière du matin filtre par les grandes baies vitrées de la salle de formation d’Ajaccio. Le mobilier sobre, les affiches pédagogiques aux murs rappellent qu’on est ici dans un lieu d’apprentissage, mais ce jour-là, l’ambiance a quelque chose de particulier. Les chaises se rapprochent en cercle, les voix se chevauchent, les rires détendent l’atmosphère. « Approchez, installez-vous plus près, ce sera plus convivial », lance l’animatrice. Pas de tribune ni de hiérarchie formelle : l’objectif est clair, se parler d’égal à égal.
À l’invitation de la Chaire UNESCO « Devenir en Méditerranée » de l’Università di Corsica du Centre de formation Ampara, cheffes d’entreprise, formateurs, apprentis et responsables patronaux se sont retrouvés pour parler sans détour des freins, des doutes, mais aussi des victoires. Autour des tables, des femmes aux parcours différents mais aux défis semblables. Des cheffes d’entreprise, des formatrices, des responsables d’organisations patronales. Et au centre des débats, une question qui traverse les générations : quelle est aujourd’hui la place des femmes dans l’entreprise, en Corse comme ailleurs, comment parle-t-on d’égalité salariale, valorisation des compétences et posture entrepreneuriale ?
Le poids invisible du doute
« Pourquoi les femmes doutent-elles encore de leur légitimité ? » La première question fuse, et avec elle un mot revient, lourd de sens : le syndrome de l’imposteur. Ce sentiment qui ronge, qui fait croire que la réussite est usurpée, que la place occupée n’est pas méritée.
Cathy Nivaggioni, silhouette énergique et verbe assuré, prend la parole. Esthéticienne de formation, elle a grandi dans l’institut de beauté tenu par sa mère, avant de voler de ses propres ailes et de se lancer dans la distribution de produits cosmétiques et capillaires. Une ascension rapide, et pourtant… « On m’appelait la “petite esthéticienne corse” », raconte-t-elle, mi-amusée, mi-amère. « Certains, surtout sur le continent, ne supportaient pas que j’ose créer une société de distribution. On a voulu me faire sentir que je n’étais pas à ma place. » Elle s’interrompt, laisse filer un sourire. « Moi, je n’ai jamais douté. Ce sont les autres qui m’ont mis ce doute. Mais je savais que j’étais compétente. Alors j’ai pris ma place. » Le silence attentif qui suit dit tout : chacune dans la salle a déjà croisé ce regard qui invalide, cette petite phrase qui rabaisse. Ce poids invisible reste un fardeau collectif.
Croire en soi, malgré tout
À côté de Cathy, Monica Calor acquiesce. Fondatrice d’un cabinet de communication, elle accompagne depuis vingt ans des dirigeantes et dirigeants. « Le syndrome de l’imposteur, il peut apparaître, disparaître, revenir… Mais la vraie question, c’est : est-ce que tu crois en toi ?
Elle raconte une scène vieille de quinze ans. « On m’avait demandé : “comment fais-tu pour coacher des hommes dirigeants ?” Comme si c’était différent. J’ai répondu : “Pareil qu’avec les femmes.” Quand on veut, quand on y croit, le reste suit. » Dans sa voix, une conviction tranquille, forgée à force d’expérience. Son conseil, elle l’adresse à toutes celles qui hésitent : « Ne craignez pas de voir grand. Moi, si je devais parler à la jeune femme que j’étais, je lui dirais : ose plus tôt, vise plus haut. »
Un leadership qui se construit autrement
La discussion s’oriente vers le style de management. Existe-t-il un leadership spécifiquement féminin ? La question divise. Mais Monica en est persuadée : les femmes apportent une autre manière de diriger. « On nous reproche parfois d’être trop empathiques, trop dans l’écoute. Moi je crois que c’est une force. Un management collaboratif, plus humain, plus résilient, c’est un atout stratégique. » Ce leadership « à part », certains le raillent, mais de plus en plus d’études montrent qu’il favorise l’innovation et la fidélisation des équipes. En Corse, comme ailleurs, il devient un modèle qui inspire.
Entre ambition et équilibre
Les échanges s’élargissent bientôt à une question plus intime : comment entreprendre sans s’épuiser ? Derrière les succès affichés, la réalité est parfois rude. Charge mentale, pression des deadlines, conciliation entre enfants et entreprise : les femmes entrepreneures cumulent les rôles. « L’ambition n’est pas un gros mot, insiste Monica Calor. Mais il faut apprendre à déléguer, à s’organiser, sinon on s’épuise. » Cathy, elle, avoue ne pas toujours avoir trouvé l’équilibre. « On se retrouve à travailler tard, à gérer tout à la fois… J’ai parfois négligé ma vie personnelle. » Une étudiante interroge timidement : « Et quand on a des enfants ? » Dans la salle, plusieurs sourires complices. La réponse fuse : il n’y a pas de recette unique, juste des arbitrages permanents. « Être cheffe d’entreprise et mère, c’est possible, mais il faut inventer son propre rythme », résume Monica.
L’égalité… même avec soi-même
La question de l’argent arrive rapidement, comme une évidence. Pourquoi, même à leur propre compte, les femmes se paient-elles souvent moins que leurs homologues masculins ? « C’est vrai », admet Cathy. On a tendance à se sous-évaluer, à facturer moins. Comme si on devait s’excuser d’oser. » Monica complète : « Oser se rémunérer à sa juste valeur, ce n’est pas de la prétention, c’est de la justice. C’est aussi un acte politique. » Pour Xaviere Maranelli, représentant du MEDEF Corse, ce point est crucial. « Le gouvernement a mis en place un index égalité professionnelle, l’Europe prépare une directive sur la transparence salariale. Mais dans les petites structures, la réalité, c’est qu’on s’auto-censure encore beaucoup. »
Quand les métiers s’ouvrent enfin
Dans la deuxième partie de la matinée, la parole se tourne vers la formation et l’apprentissage. Serena, directrice adjointe d’Ampara, partage son expérience avec enthousiasme : « De plus en plus de jeunes filles choisissent des filières comme la mécanique automobile. L’an dernier, deux d’entre elles ont représenté la Corse aux Olympiades des métiers. » Karina, responsable de l’apprentissage, sourit en racontant : « Un vieux maître artisan m’a dit : “si j’embauche une fille, je mets une deuxième douche dans l’atelier.” C’était dit avec humour, mais ça montrait une vraie ouverture. »
Dans le bâtiment ou l’automobile, ces pas de côté sont encore minoritaires, mais ils changent le visage des métiers. « L’important, c’est de montrer que c’est possible », insiste Serena. Quand une jeune voit une autre femme réussir, ça devient concret. »
Briser les clichés, pas les personnes
Le débat se clôt sur une évidence : les stéréotypes sont tenaces. « On associe encore la coiffure aux femmes et la mécanique aux hommes , regrette Monica. Lutter frontalement contre ces clichés, c’est illusoire. Mais on peut changer l’image. » Par des films, des témoignages, des exemples, les intervenantes s’efforcent de montrer d’autres modèles. « Nous ne prenons pas la place de quelqu’un d’autre, nous prenons notre place », résume Cathy.
Une génération en embuscade
Dans la salle, les étudiantes prennent des notes. Certaines posent des questions, d’autres écoutent en silence, un sourire complice aux lèvres. Peut-être se reconnaissent-elles déjà dans ces parcours. Peut-être se projettent-elles dans ces combats. Au moment de se lever, une jeune femme glisse à sa voisine : « Tu vois, on peut le faire. » Ses yeux brillent d’une étincelle particulière, celle de la conviction naissante.
En Corse comme ailleurs, l’histoire est en train de s’écrire. Ces femmes qui entreprennent malgré les doutes, malgré les freins, tracent une voie. Elles ne demandent plus l’autorisation : elles avancent, elles prennent leur place. Et, ce faisant, elles ouvrent la voie à toutes celles qui suivront.
Les commentaires sont fermés, mais trackbacks Et les pingbacks sont ouverts.