Sur les terrains du discours corse, vers une mutation de l’identité corse

Jusqu’aux années 1960, l’appartenance à la Corse relevait de l’évidence pour les natifs de l’île. Elle était déjà complexe pour ceux des colonies ou d’ailleurs qui se réunissaient en amicales, publiaient des journaux ou des revues communautaires. Aujourd’hui, le sentiment d’appartenance à la Corse n’a peut-être jamais été aussi fort. Il s’exprime de nombreuses manières, de la politique à la gastronomie, en passant par les cosmétiques ou la création culturelle. À l’uniformisation des modes de consommation culturelle, par le cinéma, l’école ou les réseaux sociaux, il répond aussi un besoin d’enracinement et de différenciation exprimé notamment par le mouvement de l’ethnic revival qui a pris corps en Corse autour du mouvement du Riacquistu. Le football, tout particulièrement, tient une place majeure dans cette dynamique protéiforme. Il cristallise et sert de chambre d’écho aux inquiétudes identitaires, mobilisant ses fidèles pour faire communauté. Il produit à lui seul, aujourd’hui, un « discours » original sur « ce que nous sommes »… Il est miroir et moteur à la fois d’une société en quête de repères.

Sébastien Quenot est maître de conférences en sciences de l’éducation à l’Université de Corse. Responsable de la Chaire UNESCO « Devenirs en Méditerranée ».

Dans votre ouvrage Sur les terrains du discours corse, vous interrogez les formes et les expressions du sentiment d’appartenance à la Corse. Est-ce que tout n’avait pas déjà été dit sur le sujet ? 

Le Riacquistu a permis l’inversion du stigmate. Ce qui était méprisé a recouvré une grande dignité, à commencer par la langue. Elle est alors devenue le trait principal d’identification des Corses. Cependant, on observe un jeu entre le sentiment d’appartenance, les discours et les pratiques linguistiques et culturelles des Corses. Dans cet ouvrage, j’ai voulu analyser ces phénomènes en développant une approche sociologique des Corses. Pour cela, je suis parti du besoin fondamental de s’appartenir qu’ils expriment à maintes reprises dans les arts ou la vie publique et désormais dans la mode, les cosmétiques, la gastronomie… 

Avec l’État-nation et la globalisation, les Corses ne ressemblent-ils pas de plus en plus à ceux qui ne le sont pas ? 

Il faut distinguer ici le sentiment des Corses qui se considèrent comme différents, constituant notamment un peuple voire une nation à part entière, et celui des autres qui les considèrent également comme différents, pour le meilleur et pour le pire. Sous certains aspects, il est évident que les pratiques culturelles subissent des processus d’uniformisation. Néanmoins, de grands évènements ou bien encore des pratiques codifiées et ritualisées comme le football produisent de la localité, c’est-à-dire du commun, de l’appartenance, de la mémoire, du sens. En l’occurrence, la sportification vécue comme un processus de civilisation, apparaît aux acteurs comme un style de vie authentique et enraciné, tout en étant mondialisé. J’y vois un fait social total dont la compréhension est susceptible d’ouvrir d’autres analyses relatives aux grands enjeux de notre temps.

Vous analysez le match de football comme un rituel représenté par certains acteurs comme un pouvoir d’agir au profit de la lutte pour la reconnaissance. Le football est-il émancipateur ? 

La médiatisation dont bénéficie ce sport permet des rencontres entre des mondes qui s’ignorent, se méprisent ou se dominent parfois. Pourtant le football produit une douce conflictualité autour de règles du jeu partagées tout en consommant une marchandise émotionnelle signifiante. Dès lors, on y voit les supporters se mettre en scène autour d’appartenances en lutte. Nous pouvons observer leur capacité à produire un style de vie hybride produisant une expression propre au sein de l’espace public. En revanche, si le rituel rassemble les individus au sein d’une communauté, nous pouvons nous interroger quant à sa capacité à émanciper. 

De nos jours, l’expression des identités culturelles peut-elle s’affranchir des processus de marchandisation ? 

Il n’existe pas de culture sans objet qui la matérialise. Les identités culturelles sont également véhiculées par des discours, des images, des pratiques… Sans une politique éducative ambitieuse, dans et hors l’école, je crains que l’accumulation de produits de consommation ne suffira pas à faire société. Or, on assiste aujourd’hui à une radicalisation de l’empire de la marchandisation aidée en cela par la touristification. Le risque est que nos imaginaires se réduisent à une poignée d’icônes, de figures et de stéréotypes correspondant à l’horizon d’attente des consommateurs. Pouvant agir bien davantage que nous ne l’imaginons, il nous revient d’inventer ce que nous voulons devenir.

Le projet « B3C – Boost Cultural Competence in Corsica » est cofinancé par la Collectivité de Corse

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