Ce que l’innovation réveille en nous
Cédric Daudon explore nos émotions
Depuis toujours, la technologie se présente comme une promesse de soulagement : simplifier la vie, délester l’esprit, nous libérer du poids des tâches répétitives. Pourtant, face à certaines innovations, une part de la population – et notamment en Corse – reste prudente, voire méfiante. Ce n’est ni un rejet du progrès, ni un déficit de compétence. C’est un mécanisme d’adaptation profondément humain, nourri de facteurs générationnels, cognitifs et culturels.
Prenons l’exemple de l’application Missia, présenté dans ce numéro, conçue pour accompagner les seniors au quotidien. Des capteurs détectent les habitudes de vie, une intelligence artificielle repère les anomalies, et les proches sont alertés si nécessaire. Une innovation invisible, bienveillante, respectueuse. Pourtant, cette technologie suscite des questions : pourquoi certains l’accueillent avec enthousiasme, quand d’autres s’en méfient instinctivement ?
GÉNÉRATIONS ET TECHNOLOGIES : DES LOGIQUES DIFFÉRENTES
Les générations nées après 1975 ont grandi avec l’informatique et l’Internet. Elles ont intégré la mise à jour permanente comme une norme. Cette plasticité cognitive a forgé une souplesse mentale qui facilite l’acceptation du changement. En revanche, nos aînés, pour qui la technologie n’a pas toujours été un environnement de vie mais une rupture tardive, peuvent rencontrer des difficultés d’appréhension du « nouveau ».
Ce n’est pas une question d’intelligence, mais une question d’environnement neurocognitif. Plus une habitude est ancienne, plus il est coûteux cognitivement d’en sortir. C’est la base de ce qu’on appelle l’inhibition proactive : un cerveau qui fonctionne bien ne veut pas tout réapprendre. Le biais du statu quo renforce cette tendance : nous préférons ce que nous connaissons, même si ce n’est pas optimal.
L’ACCUMULATION TECHNIQUE ET LA SURCHARGE MENTALE
Chaque innovation vise à simplifier. Mais la multiplication des outils, des applications, des interfaces génère une surcharge cognitive. Ce n’est pas l’outil en lui-même qui nous fatigue, c’est ce qu’il demande à notre cerveau : apprendre, retenir, paramétrer. La bande passante mentale est saturée. La technologie qui devait alléger devient parfois un facteur d’épuisement.
Le coût de commutation – démontré par Rubinstein, Meyer et Evans (2001) – souligne que passer d’une tâche à une autre épuise nos ressources. Et dans nos journées connectées, ce phénomène est omniprésent. Les interfaces « intuitives » ne le sont pas toujours pour les esprits formatés à d’autres logiques. Résultat : frustration, sentiment d’incompétence, et parfois, rejet pur et simple.
INSULARITÉ ET IDENTITÉ : UNE MÉFIANCE STRUCTURANTE
La Corse, comme d’autres territoires insulaires, connaît un rapport singulier à la nouveauté. La modernité y est accueillie avec un filtre : celui de l’histoire, de la mémoire, et de la préservation de l’identité. Ce n’est pas un refus, mais une appropriation sélective.
La théorie de l’identité sociale (Tajfel & Turner, 1979) explique cela : nous structurons notre rapport au monde par l’opposition entre le « nous » (in-group) et les « autres » (out-group). Ce mécanisme, utile à la cohésion sociale, peut conduire à une forme de rejet dès que quelque chose de perçu comme étranger semble menacer nos repères.
Ainsi, une technologie perçue comme venue d’ailleurs, imposée, ou trop éloignée de notre culture sera plus difficilement acceptée. À l’inverse, si elle s’ancre localement – « c’est fait ici », « c’est par des Corses » – elle devient acceptable, valorisable. C’est le biais d’appartenance : on fait confiance à ce qui nous ressemble.
MISSIA, UNE TECHNOLOGIE QUI RESPECTE
Missia semble justement intégrer cette logique d’adaptation douce. Par son ancrage local, sa discrétion, son usage centré sur l’humain, elle évite les écueils du rejet instinctif. Elle ne promet pas une révolution numérique : elle propose un soutien invisible, une présence silencieuse.
Mais attention : si un outil semble trop étranger, trop complexe, il sera ignoré. Il doit être simple sans être simpliste. Intégré sans être intrusif. Ce sont les codes émotionnels et culturels, plus que les performances techniques, qui feront sa réussite.
DE LA PSYCHOLOGIE SOCIALE À L’ACCEPTATION PROGRESSIVE
Alors, comment faire accepter une innovation ? En l’introduisant progressivement, comme le propose Serge Moscovici avec sa théorie de la minorité active (1976). Un petit groupe d’utilisateurs satisfaits peut influencer la majorité, lentement mais durablement. L’adoption doit venir du quotidien, de la base, pas d’un diktat extérieur.
Imposer, c’est échouer. Une technologie perçue comme imposée par l’extérieur renforce l’identification au groupe local… et donc, le rejet. L’histoire de la Corse est jalonnée de ces crispations. Mais elle est aussi riche d’exemples d’adaptation réussie, lorsque l’intégration est progressive, respectueuse et incarnée.
L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : ENTRE FANTASME ET POTENTIEL
L’IA n’est pas nouvelle. Elle a longtemps été fantasmée comme une menace, un remplaçant froid de l’humain. En réalité, elle est déjà là, dans nos téléphones, nos objets connectés, nos habitudes. Elle ne nous remplace pas : elle nous déleste. À condition de savoir ce que nous voulons lui déléguer.
Missia incarne cette approche saine de l’IA : un outil qui veille, non qui envahit. Elle assiste sans prendre la place. Elle rassure sans dominer. Elle n’effraie pas, car elle ne ressemble pas à un robot. Elle ressemble à une main posée sur l’épaule, discrète et fidèle.
TRADITION D’ADAPTATION, PAS DE RÉTICENCE
Il serait faux de dire que les Corses refusent le changement. Ils l’ont toujours accompagné avec prudence. Nous avons tous aujourd’hui un téléphone dans la poche, un GPS dans la voiture. La réticence initiale est un filtre, pas un mur.
Notre culture n’est pas figée : elle évolue, tant qu’elle se sent respectée. Si une technologie nous permet de rester chez nous plus longtemps, de préserver nos aînés, de soulager nos proches, alors elle n’est pas un danger… elle devient une alliée.
DE L’OUTIL À LA TRANSMISSION
La technologie n’est ni ennemie, ni neutre. Elle est ce que nous en faisons. Si nous savons ce que nous voulons préserver – notre identité, nos valeurs, notre solidarité – alors nous saurons ce que nous pouvons lui déléguer.
La Corse ne rejette pas le progrès. Elle le questionne, elle le filtre. Et c’est peut-être cette lucidité culturelle, ce discernement collectif, qui nous montre la voie : celle d’une technologie qui s’efface, au lieu de s’imposer. Qui accompagne, au lieu de remplacer.
Et si l’intelligence artificielle, loin des peurs archaïques, devenait l’expression la plus fine de notre intelligence collective
Cédric Daudon, psychologue cognitiviste
Sur un Nuage – Centres Thérapeutiques – Ajaccio
Tel : 04 95 28 16 88
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