D’une libération, l’autre
La Corse éternelle oubliée

Le 6 juin 1944, la plus puissante armada jamais constituée débarquait sur les plages de Normandie. Les forces alliées entamaient leur progression devant les conduire jusqu’au nid d’aigle de Hitler. L’histoire retint cette épopée, oubliant étrangement que le 8 septembre 1943 l’insurrection fit de l’île le premier département libéré.
Par Jean Poletti
Les cérémonies commémoratives ne se tarissent pas au fil des ans. Le devoir de mémoire demeure. Inaltérable. Légitime. Les discours évoquent cette épopée qui terrassa le rêve d’un Reich de mille ans que voulaient les nazis et leurs alliés fascistes. L’excellente publication Le jour le plus long de Cornelius Ryan retrace dans une trilogie sériant l’attente, la nuit, la journée ces instants héroïques et sanglants sur le sable d’Omaha Beach, Gold, Juno, Utah et Sword. Ces noms de code désignaient les divers lieux du débarquement en Normandie. Dans l’inconscient collectif alimenté par une fausse vérité qui perdure, Sainte-Mère-Église, en bordure de la Manche, passe pour être la première commune de France libérée. Une flagrante inexactitude, qui submerge la réalité et ignore de manière quasi officielle l’épisode de la Corse. Si l’Histoire est la science du passé, nul doute qu’en l’occurrence elle est au mieux coupable par omission. En effet chez nous, l’ordre du soulèvement signé par les responsables du Front national, notamment composé de communistes, fut diffusé aux résistants. L’île devint le premier département qui chassa l’occupant, 8 mois avant tous les autres. À cette époque Pétain et le gouvernement collaborationniste pavoisaient encore. Ils étaient même acclamés au fronton de l’Hôtel de Ville de Paris par une foule enthousiaste. Le maréchal à la scélérate poignée de main de Montoire avec le Führer, secondé par les Darlan et autres affidés du régime de Vichy, avaient vendu leurs âmes au diable. Ils furent les funestes complices des wagons plombés, port de l’étoile jaune ou chasse à ce qu’ils nommaient l’alliance judéo-maçonnique.
L’honneur d’un peuple
Dans un contrepoint saisissant, ici aucune délation envers les juifs. Au contraire, ils étaient protégés à Asco et ailleurs. Et aucun d’eux ne fut livré pour subir ces voyages au bout de l’enfer dans les camps de concentration. Si l’on osait une parenthèse il serait aisé de dire que l’antienne fallacieuse de l’omerta accusatrice qui affleure aujourd’hui sur maintes lèvres fut en cette noire période considérée comme une noble attitude. Brisons-là cette incidence pour dire tout simplement que l’hommage sans cesse renouvelé fait à ceux qui vinrent de loin mourir en des lieux qu’ils ne connaissaient pas, ne doit pas occulter celui non moins glorieux qui prévalut en Corse. Il est illustré par l’ouvrage de Maurice Choury Tous bandits d’honneur, évoquant de manière éloquente ces combattants sans uniformes qui ici s’opposèrent à la barbarie. Le passé resurgit dans les esprits. Ils se remémorent Jean Nicoli décapité à la hache par les chemises noires et griffonnant un testament poignant à ses enfants. « Je meurs pour la Corse et mon parti. » Tels furent ses ultimes mots écrits sur un paquet de cigarettes. Ou encore Giusti et Modoloni cernés dans un bar d’Ajaccio par les sbires du Duce et tombant armes à la main. Ailleurs, ce fut Vincetti et d’autres qui se sacrifièrent sauvant ainsi la vie de leurs camarades. Illustres ou anonymes, tous ont droit à entrer au Panthéon du souvenir insulaire.
Écouter de Gaulle
L’énumération ne peut être exhaustive, mais laisse cependant place au fameux Dominique Lucchini alias Ribellu qui fut nommément cité pour son courage par le général de Gaulle lors de sa tournée triomphale dans l’île, alors que la guerre faisait encore rage en Europe. Dans l’un de ses discours, il proclama notamment que « les Corses auraient pu attendre que la victoire des armées rêglât heureusement leur destin. Mais ils voulaient eux-mêmes être des vainqueurs. Alors que la grande bataille que les alliés mènent en ce moment, la Corse a la fortune et l’honneur d’être le premier morceau de France libéré. » Puis de marteler « Ce que ne discernaient pas les chefs indignes ou sclérosés qui se ruèrent au désastre, le peuple ici le comprit aussitôt. D’où la Résistance obstinée qu’il ne cessa d’opposer à l’ennemi, passive d’abord puis au moment favorable active, les armes à la main. » Que n’avait-il raison !
Pourtant ces mots qui auraient dû être gravés dans le marbre s’étiolèrent puis se perdirent dans un autre scénario, dans les nimbes de l’oubli. Bien sûr, chez nous aussi, en ce 6 juin des monuments seront fleuris. Certes cet instant, où le temps semble se figer pour mieux laisser affleurer ce qui fut naguère bruit fureur et paix, ne sera pas occulté. Pourtant se dégagera aussi une impression diffuse d’une amputation générique pour ce qui fut réalisé ici et nulle part ailleurs.
Les hommes de Kieffer
Et comme pour alimenter cette absence, observons que seul le valeureux commando Kieffer participa du côté français au débarquement. Rares sont ceux qui savent que trois Corses firent partie de ces cent soixante-dix-sept soldats. Ils se nommaient Giudicelli, Poli et Mariaccia. Eux aussi n’eurent pas la reconnaissance qu’ils méritaient. À l’évidence ils ne réclamaient ni honneurs ou louanges mais à tout le moins que leur patronyme figurât dans le livre mémoriel. Afin que chacun sache. Tout simplement.
Voilà deux aspects, certes de résonances différentes mais qui se rejoignent incidemment pour finalement aboutir à une amnésie collective, qui s’instaura faute d’avoir été prévenue.
Dans un cas comme dans l’autre, il serait opportun que les jeunes générations connaissent ce passé qui donna ses lettres de noblesses à ceux qui refusaient l’indicible. Ils forgèrent une conscience qui vaut encore et toujours. Car comme le disait Stéphane Kessel « la vérité d’hier est l’indignation d’aujourd’hui ». Une formule qui prend tout son sens face aux injustices sociales. Mais aussi en regard des guerres et influences totalitaires qui tentent de s’imposer. Tout naturellement se profile l’avertissement de Brecht « le monstre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde. »
Se rappeler Prunelli-di-Fiumorbu
Mais il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre. Ainsi, malgré les démarches réitérées des gardiens de la mémoire, les autorités pédagogiques rechignent à inscrire dans les programmes un chapitre sur ce que fut véritablement la Résistance insulaire, celle qui répondit au message de Leo Micheli pour chasser l’ennemi de son sol.
À l’heure du souvenir, se greffe un hasard du calendrier. Un autre 6 juin, également mis sous le boisseau. Nous étions en 1808. Ce jour-là à Prunelli-di-Fiumorbu la répression s’abattit sur cent quatre-vingt-douze hommes de quinze à quatre-vingts ans. Certains furent fusillés, d’autres déportés dans une prison des Hautes-Alpes, où presque tous moururent victimes de conditions de détentions inhumaines et enterrés dans une fosse commune. Ce fut la réponse du sinistre général Morand à une attaque d’une poignée de villageois contre un casernement. Une stèle fut érigée dans la commune afin que chacun puisse se recueillir et se remémorer cette tragédie.
Voilà sans qu’il faille ajouter quelque jugement de valeur une coïncidence éloquente indiquant, tel Janus, les deux facettes humaines en ce qu’elle a de pire et de meilleur.
Quelle que soit la perception que nous ayons de ces GI’s ou des Tommies, nul n’infirmera qu’ils foulèrent les rivages de Normandie, prémices de la fin de longues années, drapées de suaire. Sans cette gigantesque opération Overlord rien n’eut été possible. Toutefois, au nom de l’élémentaire équité, rien ne s’oppose de souligner aussi d’éclatante manière la singularité d’une Corse qui s’était défaite sans concours extérieur de l’envahisseur.
Complaintes d’outre-tombe
Cela n’occulterait en rien un fait majeur mais ne laisserait pas dans l’ombre celui qui se produisit sur notre sol. Ainsi serait infirmée la fameuse complainte du partisan « Le vent souffle les tombes. La liberté reviendra. On nous oubliera. » Car il n’est pire insulte à l’entendement que de ne pas cultiver la vaillance du passé, tant elle forge le présent et jette des ponts vers l’avenir.
Ainsi, le lien serait harmonieusement tissé entre les cérémonies du débarquement et celles qui eurent lieu dans notre région. Cela n’est pas une revendication surannée. Encore moins l’ambition teintée de triomphalisme. Mais à tout le moins la fin d’un silence. Et en filigrane, un hommage posthume à tous ceux qui luttèrent et tombèrent pour une certaine idée de la Corse. Les générations actuelles ou futures le leur doivent bien. Et dans un propos d’outre-tombe, ces personnes hors du commun sembleront alors murmurer un profond merci, sans réclamer en corollaire la gloire posthume. Car sans crainte d’erreur, ils diraient qu’ils n’ont fait que leur devoir. Un mot trop souvent galvaudé, mais qui en ce qui les concerne vaut toutes les décorations et honneurs du monde.
Les faits sont sacrés
Ce plaidoyer, faut-il le dire au risque de trop insister, n’est pas pétri dans la gloriole. Il puise exclusivement dans le souci de rétablir les faits, qui n’auraient jamais dû être ignorés, par facilité. Ou ce que l’on n’ose croire par dénigrement. L’homme du 18 juin avait trouvé les mots justes lors de son périple insulaire. Il suffit de les appliquer sans réticence ou flagornerie. Avec le langage et les écrits de la vérité.
Les commentaires sont fermés, mais trackbacks Et les pingbacks sont ouverts.