UN MONDE UBUESQUE

Le thème itératif des médias, tant en politique intérieure que pour les relations internationales, est de déclarer que le monde a changé, qu’il n’est plus celui des démocraties libérales, mais celui des prédateurs sans foi ni loi.

Par Michel Barat, ancien recteur de lAcadémie de Corse

Cela fait déjà d’ailleurs un certain temps que le président de la République française avait annoncé que l’ère des carnivores était advenue et qu’il fallait cesser de se comporter en herbivores paisibles comme s’il n’en avait pas toujours été ainsi. La réalité est que nous n’avons jamais touché les dividendes de la paix parce qu’il n’y en avait pas.

Nous avons peut-être retrouvé le sens tragique de l’histoire qui est que l’histoire n’a en fait pas de sens. Elle serait bien plutôt une farce tragique et sa scène serait plus celle du Grand Guignol sanglant que celle du théâtre classique. Ubu roi d’Alfred Jarry la décrirait mieux en montrant sa violence absurde que Racine en exaltant la grandeur des héros frappés par un destin funeste. Jarry publia sa pièce le 25 avril 1895 dans la revue Le Livre d’Art de Paul Fort. Cela peut étonner car Paul Fort est surtout connu pour ces douces ballades et ses poésies quelque peu mièvres. Il est vrai Paul Fort, élu en 1912 « prince des poètes », finit par avoir des complaisances coupables pour tous les pères Ubu de l’Occupation au point d’être frappé d’une interdiction de publier à la Libération.

Grossièreté et totalitarisme

La première de Ubu roi eut lieu le 10 décembre 1896 et donna lieu à une bruyante polémique. Les détracteurs de Jarry lui tenaient grief de mettre en scène la grossièreté foncière du pouvoir quand il se fait totalitaire. Il faut dire que premier mot du Père Ubu est de lancer dès le lever de rideau un tonitruant « merdre », donnant à ses comparses le signal pour assassiner le roi en place. La grossièreté, nous dit Jarry, inaugure le totalitarisme populiste. La Mère Ubu, qui l’a poussé au crime, lui fait distribuer de la viande et de l’or pour se concilier le soutien populaire. L’histoire ressemble fort au drame shakespearien Macbeth mais lui ôte toute grandeur tragique et dénonce ainsi le ridicule grossier de la soif du pouvoir.

 La deuxième formule du Père Ubu est « à la trappe ». « À la trappe » tout contradicteur, fût-il un ami qui lui dit la vérité, un scientifique qui lui décrit la réalité, un conseiller qui ose le mettre en garde… Nous pouvons penser que les dirigeants les plus puissants du monde ont l’art de faire passer « à la trappe » tous ceux qui les contrarient.

Kremlin et Maison-Blanche

Autour du chef du Kremlin, les disparitions accidentelles sont fréquentes au point qu’il ne fait pas bon être de son entourage et encore moins être un opposant potentiel. Le locataire de la Maison-Blanche est un peu moins radical mais les licenciements de fonctionnaires qui font leur travail se répètent. Pire, il a réussi à créer l’idée d’une vérité alternative c’est-à-dire ériger en vérité une fausseté ou un mensonge. On y reconnaît tout ce qu’est le complotisme populiste comme leur discours contre le réchauffement climatique ou l’utilité des vaccins. La forme et la qualité de leur expression est plus proche du langage du Père Ubu que de celui du Quai d’Orsay.

« En France, même nombreux sont les candidats pour endosser le rôle du Père Ubu : il suffit d’entendre les propos de quelques partisans des partis d’extrême droite et d’extrême gauche qui vont jusqu’à être des caricatures pour les uns de Mussolini ou de Salazar et de Castro et de Chávez pour les autres. »

Pire encore les Pères Ubu d’aujourd’hui se complaisent à habiller leur trivialité par une tonalité bien-pensante voire religieuse : un pasteur évangélique officie régulièrement auprès de Donald Trump et le patriarche de toutes les Russies bénit et accompagne Vladimir Poutine. Ce totalitarisme devient une inquisition quotidienne en Iran, se drape dans un islam radical des Frères musulmans quand il s’était accompagné d’un fanatisme chrétien au Brésil de Bolsonaro… Il est inutile de poursuivre cette liste car elle est sans fin.

De Mussolini à Chávez

En France même nombreux sont les candidats pour endosser le rôle du Père Ubu : il suffit d’entendre les propos de quelques partisans des partis d’extrême droite et d’extrême gauche qui vont jusqu’à être des caricatures pour les uns de Mussolini ou de Salazar et de Castro ou de Chávez pour les autres.

Dans ce monde ubuesque de prédateurs il ne reste plus qu’à espérer que ce sont eux qui finiront par passer par « la trappe » du Père Ubu.

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