Stupéfiants 

« A droga fora »  Le slogan broyé par l’inquiétante réalité

Il aura fallu une importante saisie sur le port de Bastia pour que les yeux se décillent. Et si besoin était, des employés chassés par des dealers dans un quartier d’Ajaccio confortèrent l’évidence d’une île désormais touchée de plein fouet par le trafic de stupéfiants. Désormais feindre l’ignorance relève du délit de non-assistance à une île en danger.

Par Jean Poletti                 

Certains se souviennent encore de ce slogan « A droga fora » brandi tel un étendard par des mouvances nationalistes. Il provoqua même l’assassinat de deux Maghrébins accusés d’être des revendeurs dans la cité impériale. Une double exécution loin d’être saluée par l’opinion publique qui, au-delà du refus des pratiques de justice expéditive, considérait cet épilogue sanglant disproportionné en regard du délit. 

Il est vrai qu’à l’époque le trafic était encore marginal, et les consommateurs peu nombreux. Des fumettes de haschisch dans certaines soirées, constituaient l’essentiel d’une pratique dont la vague de fond n’avait pas atteint nos rivages. 

Une protection que certains croyaient inhérente à l’insularité. Quand d’autres mettaient en exergue notre particularisme qu’ils assimilaient à un refus de dérives hexagonales. Le discours s’avérait à maints égards trompeurs. Rares ceux qui daignaient admettre que les digues étaient en grande partie dressées par les barons du banditisme qui dissuadaient, parfois avec des arguments peu diplomatiques, ceux qui tentaient de s’adonner à ce commerce illicite. Ainsi, dans le Cortenais, un truand d’envergure signifia sans autre forme de procès à trois apprentis dealers l’interdiction formelle de vendre « leur merde. » Coupant ainsi l’herbe sous le pied à ce groupe qui escomptait sur la population estudiantine pour attirer une clientèle et engranger de substantiels profits. Sans verser le moins du monde dans le panégyrique de ces caïds à l’ancienne, osons souligner que le veto était similaire dans les régions bastiaise ou ajaccienne. Le grand banditisme insulaire, qui tenait le haut du pavé dans l’Hexagone et avait des ramifications à l’étranger, avait décrété que la Corse était un sanctuaire où la drogue était bannie. 

Les racines du mal 

Faut-il y voir une relation de cause à effet ? Le milieu s’est balkanisé. Les parrains se sont entretués, laissant place à des groupes autonomes qui ont désormais investi un secteur lucratif. À telle enseigne que d’anciens policiers regrettent, sans le crier sur tous les toits, que dans un passé pas si lointain ils avaient dans cette interdiction comme alliés de circonstance et improbables supplétifs des voyous. Et l’un d’eux qui coule une heureuse retraite de dire non sans quelque humour « Leurs avertissements étaient fréquemment couronnés de succès, car eux avaient leur propre code de procédure pénale. »

Sans trop revisiter la petite histoire, même si parfois elle conditionne la grande, rien n’interdit de rappeler que naguère existait une brigade des stupéfiants. Elle fut supprimée pour des raisons que l’entendement rechigne à admettre. Parallèlement, c’est révéler un secret de polichinelle de dire qu’à cette période les services d’enquête étaient focalisés sur la lutte contre le nationalisme et la clandestinité. Cela peut se comprendre et s’admettre, si en même temps le terrain n’avait pas été peu ou prou laissé aux délinquants, souvent sans réelle envergure, mais habités d’un sentiment d’impunité. Aussi, lorsque les équipes structurées implosèrent, ces petites mains purent à loisir croître, s’étoffer et prospérer. 

Il serait en effet partiel sinon partial de feindre l’étonnement face à l’explosion du trafic de drogue chez nous. Il progressa à bas bruit. Sans trouver sur sa route une réelle prise de conscience alliant pendant trop longtemps juridictions concernées et représentation politique. Le rappeler n’équivaut pas à verser dans l’anathème mais d’énoncer des erreurs flagrantes qui empêchèrent de circonscrire le fléau alors qu’il était encore balbutiant. 

Sidération et révolte

Pourtant au gré du temps, des signes patents alertaient que les faits divers isolés se transformaient en faits de société. Le petit consommateur qui vendait du produit pour se payer ses doses laissait progressivement place à une activité sans cesse plus élaborée. Mais malgré ses alertes patentes, la sacro-sainte doctrine d’une île épargnée prévalait dans les bureaux de magistrats. Et étaient soumis à la portion congrue dans les discours officiels. 

Il aura fallu le coup de tonnerre sur le port de Bastia. Une tonne de drogue saisie dans un véhicule lors du débarquement ! Dès lors l’illusion entretenue se brisa sur le mur du constat. La certitude éclata au grand jour. La dérision dans laquelle était traité un trafic qualifié d’accessoire vola en éclats. L’évidence ne pouvait plus être mise sous l’éteignoir, la drogue irriguait l’île. Le fait en tant que tel, peu propice aux élucubrations lénifiantes devenues rengaines éculées, dessinait en ombre portée la présence de groupes hiérarchisés conjuguant acheteurs sur le continent, convoyeurs et revendeurs. 

La sidération feinte ou sincère de cette découverte record se prolongea peu après par une scène surréaliste à Ajaccio, dans le quartier des Cannes. Deux agents municipaux furent menacés de mort par des dealers. Le message était limpide. Il signifiait ainsi, dans le droit fil de ce qui est monnaie courante à Marseille, dans la région parisienne et en d’autres villes, que nulle autorité ne pouvait empiéter sur un site indument approprié. Mais contrairement à la passivité commune à d’autres villes de France et de Navarre, ici la riposte populaire fut sans équivoque. À l’appel de partis et d’associations, des centaines de manifestants signifièrent que les vendeurs de mort blanche n’auraient pas pignon sur rue. 

Maléfique spirale 

Une réaction salutaire qui en contrepoint met en exergue les carences des représentants de la loi, tant ce secteur comme tant d’autres sont des points de vente illicites et dument répertoriés. Tout comme le fut le secteur du jardin Romieu à Bastia, des immeubles de Plaine orientale, ou certains de l’Extrême-Sud. Inutile de dresser une cartographie exclusive, toutes les agglomérations sont touchées et le rural n’est plus épargné. Ainsi, il se dit que des pourvoyeurs sillonnent des villages pour approvisionner une clientèle attitrée. Des rendez-vous aisément facilités par la téléphonie mobile propice aux messages codés. 

Il n’empêche, désormais les langues se délient au sein des autorités. Longtemps jugé subalterne, le dossier s’invite dans l’actualité, accréditant enfin l’intangible principe de réalité. La porosité entre notamment les fournisseurs de la cité phocéenne, l’Espagne ou le Maghreb et l’île s’apparentent à l’évidence. 

Certes magistrats et policiers ne l’affirment pas ouvertement, mais les précautions sémantiques ne peuvent décemment occulter l’interrogation concernant les lieux de ravitaillements illicites. Voilà qui ouvre le champ à une organisation élaborée faite de contacts et de réseaux. 

Ne noircissons pas le tableau plus que de raison. Il ne s’agit pas d’alter ego d’Escobar et autre El Chapo. Mais cela ne console pas. Désormais, la Corse est prise dans une maléfique spirale enfin reconnue et qualifiée comme telle. 

Elle remet en mémoire des interpellations anciennes, qui malgré leur envergure ne suscitèrent nulle réaction. Ainsi, par exemple voilà quatre ans dix personnes furent mises en examen dans le cadre d’un trafic international. L’opération se déroula sur une autoroute du sud. Elle concernait une centaine de kilos de cannabis exclusivement destinée à la Corse. L’an dernier, un point de deal pesant selon les spécialistes « plus d’un demi million d’euros » fut déjà démantelé quartier des Cannes. Force est d’admettre qu’il ne mit pas longtemps pour se reconstituer avec encore plus d’amplitude. 

La manne des voyous

Il est impossible d’avancer des chiffres précis, tant ce domaine s’habille de nébuleuses et de secrets. Pourtant selon des évaluations qui se recoupent le chiffre d’affaires de la drogue représenterait annuellement une quarantaine de millions d’euros. Et comme la demande s’intensifie, l’offre augmentera selon une donnée économique intangible et dument éprouvée. 

Il n’était pire aveugle que celui qui ne voulait pas voir. L’overdose de non-dits et d’atermoiements ne peut plus être un palliatif à l’inaction. La crise est majeure. Elle allie banditisme, et sa cohorte de règlements de comptes, mais aussi le domaine de la santé publique qui impacte une jeunesse devenue adepte des paradis artificiels. Avec en ombre portée une atteinte au vivre ensemble au demeurant déjà bien éprouvé. 

Face à ce brutal jaillissement de ces dangers qui couvaient sous les cendres, le relatif mutisme laisse place aux déclarations martiales. La lutte contre la drogue devient une priorité. Era ora clameront ceux qui depuis belle lurette avaient la désagréable impression de prêcher dans le désert. 

Ainsi le procureur général, Jean-Jacques Fagni, décréta lors de la rentrée judiciaire une sorte de mobilisation générale contre le spectre de la drogue. Réponse pénale pour les trafiquants, mais en corollaire juridico-sanitaire pour les usagers. Ces derniers bénéficieront d’une démarche conjointe initiée avec une association spécialisée pour un accompagnement psychologique et thérapeutique. Comme en écho, le procureur Nicolas Septe de marteler qu’aux investigations d’envergure de longue haleine se grefferont des opérations factuelles dévolues à assécher des points de deal. 

Propos élyséens

Et comme pour parachever cette stratégie volontariste, à la tribune de l’Assemblée territoriale le président de la République insista en marge de son propos politique sur « la nécessité de faire obstacle au crime organisé et au trafic de produits stupéfiants ». Hasard du calendrier ? Nul ne peut le croire. Sans doute les reflets de notes officieuses concoctées par des conseillers alertant l’Élysée sur l’ampleur d’un mal en constante progression. 

Le diagnostic n’est nullement usurpé. Des statistiques du ministère de l’Intérieur indiquent que cette augmentation oscillerait actuellement autour de dix pour cent par rapport à l’année écoulée. Soit le triple de la moyenne nationale. D’ailleurs, si le bilan des saisies affiche une hausse, la satisfaction doit être tempérée car nul ne disconvient qu’ici comme ailleurs seulement une infime quantité de cocaïne, héroïne, herbe ou méthamphétamine, tombe dans les mailles des filets tendus par la douane, gendarmerie ou police. Ainsi, ce n’est pas se faire l’avocat du diable de dire que si d’importants stocks furent interceptés, bien plus nombreux sont ceux qui passent sans encombre. Le scénario se veut sinon identique quelles que soient les substances. Une telle remarque n’est nullement destinée à minimiser les résultats enregistrés, mais à fixer les esprits sur l’imposante quantité qui échappe aux contrôles et se répand du Cap à Bonifacio. 

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