Sous le bienfaisant soleil de l’oubli

Il arrive sans crier gare. Semblant chasser les affres qui assaillent. L’été s’impose brisant les vents mauvais qui soufflent sur notre communauté. Impression de quiétude, fut-elle relative de cette compagne des beaux jours ? Parenthèse saisonnière de périodes marquées du sceau de la violence ?

Par Jean Poletti

La rationalité s’estompe semblant ouvrir l’espace à cette quiétude que Brel qualifiait d’inaccessible étoile. Il sera temps, quand tomberont les feuilles automnales, d’être confrontés aux récurrents problèmes. Pour l’heure, la population aspire à savourer cet indicible moment au soleil de l’oubli. Certes dans sa sagesse collective, elle est pleinement consciente d’une indétrônable fugacité. Presque illusoire. Raison de plus pour le savourer. Sans penser aux rigueurs de la sempiternelle rentrée. Et avec Ronsard de penser ou de dire qu’il faut cueillir dès aujourd’hui les roses de la vie. La Corse a tant payé au prix fort les coups du malheur et de l’angoisse qu’elle veut en magistrale supplique associer l’astre éclatant au semblant de bonheur. Soyons réalistes, demandons l’impossible. Tel est le credo. Absurde ? Nul n’en disconvient en son for intérieur. Pourtant, comme le naufragé s’accrochant à une planche de salut, une population savoure cet épisode qui paradoxalement transforme la canicule en halte rafraîchissante. Ici, en effet la société plie sous l’ignoble joug des forces de l’ombre. Les mois qui se succédèrent en furent l’éloquent stigmate. Assassinats, terrassant parfois une innocente jeune fille, ou celui qui dénonça les pressions. Incendies criminels détruisant engins de chantiers, bars, restaurants. Et point d’orgue récent, bateaux de promenade ou agence de location de véhicules.

Danse sur un volcan

Brisons là cette horrible liste d’exactions rapprochant dangereusement la Corse du champ de ruines. Reléguant l’État de droit à une vaine théorie. Devant un tel déferlement de brutalités, l’immense majorité de citoyens est prise en otage. Victime de ces faits divers que la lancinante répétition transforme en fait de société. Certains se refusent à l’admettre au mépris des réalités. Tels les diseurs de bonne aventure promettent des lendemains qui chantent. Osons les croire. Mais en attendant la plausible embellie, comme d’autres attendaient Godot. L’île subit l’emprise de la loi du colt et du racket. Mais aussi du refus par certains d’accepter la concurrence commerciale. Aussi, cette saison estivale plus que toute autre revêt sans l’esquisse de l’ombre d’une hésitation les atours d’une fête, même si chacun sait qu’il danse sur un volcan. Rares sont ceux qui blâmeront cette furieuse envie de sécher sous le soleil cette fange que charrient ceux qui veulent modeler une île à leur guise. Oui cela peut sembler à un songe. À l’évidence, même ceux qui sont d’ardents partisans de cette allégresse momentanée ne sont pas dupes. Tant s’en faut. Mais ils s’efforcent malgré tout à saisir une opportunité du calendrier pour tenter d’écarter cette chape de plomb et renvoyer à plus tard les sujets d’inquiétude. Ils reviendront, tels les compagnons de route des premiers frimas. Seuls les béotiens se persuadent du contraire. L’automne mettra sous clé les flonflons. La Corse se retrouvera face aux turpitudes. Celles que provoquent ceux qui décident maintenant de vivre et braquer au pays. Mais aussi les difficultés économiques et sociales qui frappent à coups redoublés. Avec en filigrane faillites, précarité, chômage et jeunesse s’interrogeant sur son avenir.

Amnésie volontaire

Ici, faut-il le rappeler maints citoyens subissent la double peine. Elle est douloureusement illustrée par le coût de la vie plus élevé qu’ailleurs alors que les revenus sont moindres. Voilà qui explique mieux que savantes explications qu’une personne sur quatre est sous le seuil de pauvreté. Propos lénifiants, et statistiques en trompe-l’œil, ne font plus recette. L’île subit un inquiétant décrochage. L’histoire enseigne par ailleurs que fréquemment ce terreau de précarité laisse éclore les mauvaises graines de la voyoucratie. Penser avec Baudelaire que tout sera luxe, calme et volupté rejoint en l’occurrence la chimère. Dès lors dans les villes et les villages, résidents et diaspora opteront sans se soucier des vacanciers pour l’amnésie volontaire. Celle qui refoule un temps durant la réalité dénuée de la moindre once bienfaisante. Il n’y aura sans doute pas de « Embrassons-nous, Folleville ! », tant l’ombre portée sera omniprésente. Mais en toute hypothèse, il s’agira d’un intervalle à saisir sans retenue, tant il mettra un peu de baume dans les cœurs et les esprits. Nul besoin de convoquer Freud ou Lacan pour savoir que l’être humain a un impérieux besoin d’échappatoire quand il est soumis à des contraintes matérielles et psychologiques. En Corse, cette nécessité est probante. Le soleil comme thérapie ? Oui assurément. Et ce n’est pas selon l’expression consacrée jouer du pipeau que de le dire. Mais au contraire accorder nos violons pour que s’instaure ce bref climat d’harmonie.

Attente touristique

En contrepoint, il en est qui n’assimilent nullement le temps des loisirs au farniente. Hôteliers, restaurateurs, et tout le secteur para-touristique Ils sont sur les charbons ardents et cela ne doit rien à la canicule. La saison sera-t-elle bonne ? Les vacanciers mettront-ils le cap sur notre région ? Sans rabâcher l’antienne de la principale activité économique, convenons en toute objectivité qu’elle procure près de la moitié du produit intérieur brut insulaire. Dont l’essentiel est engrangé lors du rush estival. Bien sûr depuis longtemps l’idée de l’étalement de la saison agite la réflexion. La doctrine est louable, mais nul ne doit oublier qu’elle demande à tout le moins l’adhésion des visiteurs qui optent pour nos rivages ou l’intérieur. Allier culture et séjours, favoriser l’immersion dans la population voilà précepte rejoignant à maints égards l’idéal. Cependant, dans le tourisme comme dans toute industrie, l’offre envisagée doit être en symbiose avec la demande. Et qu’on le veuille ou pas, même atténuée, la Corse reflète toujours la carte postale de sable fin et de grand bleu. En tout cas, nul désormais ne conteste plus l’importance du tourisme. Le débat porte exclusivement sur le visage qu’il doit avoir. En tout cas le temps est loin où il était qualifié de mal nécessaire. Ce fut une tête de chapitre écrite noir sur blanc, voilà une trentaine d’années, lors de l’examen du contrat de plan État-région débattu à l’assemblée territoriale.

Janus et ses visages

Dans l’actualité, affleure entre autres une dichotomie entre les acteurs du bâtiment et travaux publics et ceux du tourisme. Ces derniers s’opposent à la croissance de résidences secondaires, alors que les premiers sont pleinement favorables. Les uns croyant voir une concurrence déloyale au même titre que les locations dites sauvages, les autres percevant des mises en chantiers supplémentaires. Deux corporations qui affichèrent leurs différences lors d’une récente réunion commune à Porto-Vecchio. Voilà sans doute, au-delà de plans sur la comète, un sujet prégnant dont devrait se saisir la classe politique, afin de donner une orientation claire et sans circonvolutions sémantiques. Ce serait aussi l’opportunité de répondre une bonne fois pour toutes à la sempiternelle question : quel tourisme pour la Corse ? En attendant la voix des oracles, tous ceux qui de manière directe ou induite sont tributaires des retombées financières des juillettistes et aoûtiens scrutèrent comme rarement les prévisions et autres évolutions de réservations.

Toutes ces données à l’évidence partielles sont toutefois un indicateur éloquent de la situation insulaire. D’une part des citoyens en recherche d’une récréation, de l’autre des professionnels de la civilisation des loisirs qui malgré la conjoncture nationale morose veulent croire que sans être Austerlitz la sacro-sainte saison ne sera pas une Bérézina.

Reflet de société

Finalement, de manière factuelle et pragmatique, s’esquisse à grands traits les attentes d’une île ballottée par une incertitude collective. Qu’il s’agisse de mettre ses craintes en sommeil pour les citoyens, ou pour d’autres de tirer leur épingle du jeu, la sérénité joue l’Arlésienne, pour des raisons différentes et aisément compréhensibles.

Nous voilà presque inexorablement confrontés à la situation insulaire. Elle laisse sur le bord du chemin la tranquillité qui devrait prévaloir. Un peuple qui veut son dérivatif à trop de pesanteurs qui embuent l’entendement, une profession qui affirme être sur une ligne de crête, jouant avec son rendez-vous estival une partie majeure, pouvant conditionner son devenir.

Le pire n’est jamais sûr. La maxime se vérifiera-t-elle ? Si tel était le cas, cet été prendrait rang de charnière reléguant le passé et ouvrant sur des horizons moins sombres. La Corse que les Grecs baptisèrent à juste titre Kallisté, regorge de potentialités. Pourtant elle est contrainte de tirer le diable par la queue pour survivre. Une société happée en grande partie par des difficultés pécuniaires, cherchant un exutoire saisonnier. Un tourisme dont la stratégie idoine se cherche désespérément. Une mainmise prégnante de l’empire du milieu. Voilà trilogie peu reluisante et lot commun.

Secret espoir

Quand tomberont les premières châtaignes viendra le temps des bilans et perspectives. La Corse sera confrontée à la loi d’airain de la réalité. Celle qui ne se satisfait plus de leitmotivs surannés. Avec la secrète espérance que les plaies auront été comme par magie cicatrisées par les rayons éclairant le bien-être.

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