Relire Tocqueville

Digne d’une scène d’une série télévisée, la tentative de prise du Capitole à Washington a eu un retentissement mondial. Ce que nous considérons comme le temple de la démocratie a vacillé le temps d’une journée. Mais au-delà du symbole, c’est toute la société américaine qui apparaît divisée et épuisée par quatre années de trumpisme. C’est aussi le symptôme d’un mal qui gagne la plupart des démocraties occidentales, celui d’un pouvoir incapable de satisfaire le peuple dans son ensemble. 

Par Vincent de Bernardi 

Cela aurait pu être un épisode de House of Cards, le thriller politique réalisé par David Fincher. C’était pourtant bien réel. Ce n’est pourtant pas la première fois que la démocratie américaine vacille. Comme le rappelle le géopolitologue, spécialiste des États-Unis Dominique Moïsi, la première agression, en 1814, a été celle de la flotte britannique dans le cadre de la guerre entre le Royaume-Uni et les États-Unis. Mais celle du 6 janvier 2021 vient de loin. Elle s’enracine dans une société déchirée, dans une Amérique qui a perdu ses repères. Ces scènes insurrectionnelles ne sont pas inédites. On les a déjà vues ailleurs, dans un contexte différent. À l’automne 2018, la révolte des « gilets jaunes » en France a donné le sentiment que la démocratie était fragile, vulnérable. Les manifestants les plus virulents n’envisageaient-ils pas de marcher sur l’Élysée, de renverser le pouvoir en place ? À l’inverse, leurs homologues américains dénonçaient une élection truquée, volée à leur chef dont ils demandaient le maintien au pouvoir. Dominique Moïsi rappelle à cet égard que si l’« objectif des émeutiers était politiquement à l’opposé des deux côtés de l’Atlantique, leur sociologie, leur comportement – pour les plus radicaux d’entre eux – apparaît, sinon semblable, tout du moins proche ».

Mais la démocratie n’est pas morte en Amérique ce 6 janvier 2021, pas plus qu’elle ne le fut en France après les innombrables manifestations violentes des « gilets jaunes » en 2019. Elle a résisté mais a pris un sacré coup sur la tête, attaquée par ce qu’elle a elle-même engendrée. 

Démocratie déstabilisée 

En France comme Outre-Atlantique, une partie de la population nie la validité du processus démocratique. La représentation nationale apparaît de plus en plus illégitime à ses yeux. « Les femmes et les hommes politiques ont confisqué le pouvoir à leur unique profit, et leur projet d’asservissement des peuples est concerté et planifié » ; voilà ce que l’on peut lire sur les réseaux sociaux ou entendre ici ou là. 

La thèse du complot fait recette, encore plus dans le contexte de pandémie que nous connaissons et participe à la déstabilisation du système démocratique. Mais, au-delà de ces événements, on peut légitimement s’interroger sur la pérennité de cette démocratie occidentale. Il y a plus de 30 ans, la chute du mur de Berlin et l’effondrement du système communiste avait pu laisser penser à la « fin de l’histoire ». C’était l’époque où Francis Fukuyama expliquait dans son célèbre plaidoyer le triomphe de la démocratie libérale par l’extinction de tous les autres systèmes concurrents. Or, force est de constater que les choses ne se sont pas passées comme prévu. 

Critique du pouvoir

Fukuyama a d’ailleurs revu sa thèse d’une façon critique récemment. « L’échec de la démocratie libérale, pour être moins spectaculaire, moins wagnérien que celui du communisme, n’en est pas moins patent : elle ne s’est pas imposée là où elle n’existait pas auparavant ; elle est sur la défensive là où elle existait, comme en Europe ou en Amérique », souligne Jacques Julliard dans Le Figaro. 

Cela signifie-t-il que la démocratie est finie ? Une partie de la réponse est sans doute à rechercher dans l’œuvre d’Alexis de Tocqueville et en particulier dans De la démocratie en Amérique où faisant l’éloge de la démocratie, il en soulignait les limites. Il discernait l’écart grandissant entre le peuple et la classe dirigeante, et l’aveuglement du « sommet » face aux besoins du « bas ». 

Évoquant la cause de ce fossé, il notait que le problème n’était pas tant l’émergence de tel ou tel leader, mais bien l’existence d’une classe dirigeante « qui rassemblait entre ses mains toute l’influence, tous les honneurs, toute la vie politique… Et dessous, rien ». L’analyse des événements récents, en Europe comme aux États-Unis donne le sentiment que les erreurs, dont Tocqueville pressaient ses contemporains de ne pas commettre, se répètent.

Danse sur un volcan 

Deux ans après la victoire de Donald Trump, Joshua Mitchell, professeur de philosophie politique à l’université de Georgetown, prévenait qu’il fallait sans doute cesser d’appréhender la révolte en termes manichéens –comme une bataille opposant « gentils » mondialistes et nationalistes « diaboliques » ou vice versa et plaidait pour une approche plus nuancée. 

Combattre les pièges du nationalisme, oui mais sans renier la nation tout en sachant, comme le disait Tocqueville, que « nous sommes sur un volcan » dont le réveil s’approche. 

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