QUAND LE VOILE DU BEAU SE DÉCHIRE

CARAVAGE ET LE CLAIR-OBSCUR

La grande intelligence du Caravage lui permit en débutant sa carrière à Rome de percevoir immédiatement le fonctionnement du marché de l’art, la mentalité des commanditaires, la nouvelle culture des cercles intellectuels qu’il infiltra, les récents enjeux pédagogiques de l’art religieux définis par la contre-réforme. Mais son angoisse engendrait un déséquilibre psychique le portant à fréquenter assidûment des milieux interlopes dangereux dans lesquels il recrutait ses modèles : son destin social se construisit alors en impasse et le réel de la peste qui marque son enfance se répète quand il meurt d’une septicémie causée par la blessure qui venait de le défigurer. 

Par Charles Marcellesi, médecin 

De Milan à Rome

En 1577, quand Michelangelo Merisi avait 6 ans, son grand-père et son père meurent de la peste au village de Caravaggio près de Milan ; sa famille y jouissait de la protection des Sforza, comme il bénéficiera plus tard à titre personnel de celle de leurs alliés, les Colonna de Rome. 

Caravage est formé dans l’atelier du peintre Peterzano et subit l’influence décisive des artistes lombards : Moretto, les frères Campi, Savoldo, Lotto. Il en gardera le goût pour la netteté des contours et pour les contrastes provoqués par les jeux de lumière. Parti pour faire carrière à Rome, il connaît d’abord l’extrême pauvreté mais son bref passage par un grand atelier de peinture, celui du cavalier d’Arpin, le renseigne sur l’état du marché local de l’art, le mécanisme des commandes tant par les collectionneurs particuliers que par les églises. C’est vers les premiers qu’il se tourne, s’en fait remarquer par des productions de petit format et fait finalement partie au Palazzo Madama de la Maison du Cardinal Del Monte.

Du « beau » platonicien au « clair-obscur » des scènes sacrées

Là se tenait l’un des plus brillants salons romains fréquenté par des intellectuels, des artistes parmi lesquels des musiciens, des aristocrates et beaucoup d’ecclésiastiques. Caravage put percevoir ce qui faisait conflit entre morale chrétienne et référence à la philosophie néoplatonicienne pour laquelle la musique est avec les nombres une métaphore de l’harmonie de l’univers et fraye la « vraie voie de l’amour » en partant de la beauté sensible des corps de jeunes hommes pour s’élever sans cesse vers la beauté surnaturelle qui est celle des « âmes » et aboutir au « beau tel qu’il est en soit ». Il traduisit cette tension psychologique présente dans la mentalité des acquéreurs et commanditaires de ses premières œuvres en tissant par son art un « voile du beau » : les thèmes d’une série de toiles produites alors s’illustrent avec des natures mortes, diverses présentations de jeunes hommes aux « charmes suggérant la décadence et la corruption » (Robert Cumming), un « Repos pendant la Fuite en Égypte » veillé par un ange musicien au premier plan, des scènes de tricherie (« Les tricheurs », « La diseuse de bonne aventure »), des moments de conversion de pècheresses (Marie-Madeleine) auxquels des prostituées notoires comme Filli de Melandroni prêtent leurs traits, enfin une tête de « Méduse ». 

Dans « Les Musiciens », l’amour se mêle in personna à de jeunes concertistes et se désintéresse de son carquois pour goûter à une grappe de raisin, symbole de vie pour les Grecs, plutôt fruit défendu pour les chrétiens. Mais brusquement ce « voile du beau » se déchire, comme si cela avait mené Caravage à sa vérité subjective, et l’objet du désir se dédouble alors en étant supporté par le réel d’un objet d’angoisse : dans une « Judith » et un « David » (1599), tout le décorum est absorbé par l’ombre et le clair-obscur crée une scène onirique centrée sur un objet d’angoisse, une tête coupée.

Consécration, gloire et fin

La formule et la technique du clair-obscur seront systématisées par Caravage et elles lui ouvriront avec la célébrité l’accès aux grandes commandes notamment pour des décorations d’églises au moyen de tableaux de très grands formats. Caravage y applique plutôt scrupuleusement les recommandations du concile de Trente pour la représentation des scènes sacrées et qui ne sont pas perçues alors comme étant en contradiction avec le naturalisme de ses toiles. Celles qui sont refusées trouvent aussitôt acquéreurs. Mais fréquentant les bas-fonds romains, de plus en plus angoissé et passant à l’acte, Caravage tue dans une rixe un certain Tomassoni, doit fuir la justice pontificale en se réfugiant à Naples (où les commandes affluent) puis à Malte d’où il doit s’enfuir à nouveau pour la Sicile après une nouvelle rixe. 

L’éclat du rouge du vêtement qui enveloppe ses saints devient celui du sang jailli de la tête décapitée de saint Jean-Baptiste (« Décollation », 1608) avec lequel il signe son nom ; La lumière de ses peintures devient de plus en plus irréelle. Il avait glissé des autoportraits dans ses toiles, de face et de profil, soit comme témoin, soit comme acteur principal du drame représenté , en tête coupée de Goliath dans son avant-dernière œuvre. 

Les sicaires envoyés par ses ennemis le rattrapent à Naples et le blessent gravement au visage avant qu’il trouve refuge auprès de la famille Colonna. En essayant de rejoindre Rome où ses protecteurs lui ont obtenu le pardon du Pape, il meurt d’une septicémie à l’hôpital de Porto Ercole (1610). Personne ne réclamera son corps. 

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