L’ENRACINEMENT – L’ARRADICHERA
Essai sur l’imaginaire polyphonique corse
Par Jean-Guy Talamoni – Éditions Le bord de l’eau
L’identité corse en questions
« Que signifie être corse aujourd’hui ? » à cette simple question presque banale, Jean-Guy Talamoni figure politique et intellectuelle incontournable de l’île, répond avec cet essai par un texte dense, engagé, personnel et ambitieux. Dans L’Enracinement, L’Arradichera, il nous livre en effet une réflexion aussi intime qu’universelle, articulée autour d’un concept-clé : L’imaginaire polyphonique corse.
Loin d’être un manifeste, cet essai, est une méditation engagée sur les représentations collectives, les mythes, les valeurs qui traversent la société insulaire. L’auteur y mêle souvenirs personnels, références historiques et analyses politiques pour dessiner les contours d’un imaginaire riche, divers, et parfois contradictoire – à l’image de la Corse elle-même.
À contre-courant des caricatures et des images d’Épinal, L’Enracinement cherche à identifier les fondamentaux culturels comme les évolutions de cette identité insulaire. Ce faisant, Jean-Guy Talamoni ne manque pas de convoquer l’histoire – notamment la période de l’indépendance paolienne – pour mieux comprendre le présent. Il s’appuie en particulier sur un ouvrage fondateur, la Giustificazione della Rivoluzione di Corsica (1758), selon lui une véritable « bible des valeurs et de l’imaginaire national corse ». Ce texte incarne en effet pour l’auteur l’âme politique et morale de l’île : droit à l’autodétermination, républicanisme novateur, aspiration au bonheur collectif. Mais loin de s’enfermer dans le passé, Jean-Guy Talamoni pose aussi des questions bien actuelles qui débordent largement les rivages de la Corse : que reste-t-il de ces valeurs ? Comment ont-elles évolué ? Et surtout, que peut dire la Corse au monde, à la France, dans un moment où les repères vacillent ?
Ainsi porté par une écriture à la fois érudite et accessible, L’Enracinement, L’Arradicherane cherche pas à imposer une vérité, mais à faire entendre une voix. Une voix singulière, engagée, qui parle de la Corse non seulement aux Corses mais aussi au monde.
Militant indépendantiste, ancien président de l’Assemblée de Corse, avocat et universitaire, Jean-Guy Talamoni enseigne le droit et la littérature à l’université de Corse. Il a publié une douzaine d’ouvrages.
Intervista :
Votre livre part d’une question simple : « Qu’est-ce qu’être corse aujourd’hui ? » Si vous ne deviez y répondre qu’en deux ou trois lignes, à quoi le résumeriez-vous ?
Cette question qui m’a été posée a nécessité un livre entier pour tenter d’y répondre ! et encore en précisant que ma réponse était très subjective… J’ai un ami qui a l’habitude de dire : « Sont Corses ceux qui se sentent visés lorsqu’on critique les Corses. » Je sais que ça fait un peu « sur la défensive », mais c’est un début intéressant. Les attaques contre nous sont souvent injustes et en même temps elles disent quelque chose de ce que nous sommes. Un seul exemple : le cliché du Corse armé, c’est évidemment une critique et elle est parfois justifiée. Mais cette idée est aussi réversible : en 1943, si les Corses n’avaient pas eu d’armes ou s’ils n’avaient pas su s’en servir, auraient-ils été les premiers à se libérer ? Cette question ne relève pas seulement de l’histoire. À une époque où la guerre revient en Europe, elle mérite d’être posée à nouveaux frais… Mais ce n’est qu’un exemple.
Vous parlez d’« imaginaire polyphonique corse ». Quel est, dans cette polyphonie, l’écho le plus inattendu ou le plus méconnu selon vous ?
Ce que j’appelle « imaginaire polyphonique », c’est l’inverse du « roman national » univoque. Dans l’île, il y a une interprétation historique nationale corse, qui valorise l’action de Pasquale Paoli au XVIIIe siècle. Je la partage bien sûr en tant qu’indépendantiste. Mais il y en a d’autres : une interprétation profrançaise, une interprétation progénoise, notamment à Bastia ou à Bunifaziu, une interprétation favorable aux Grecs de Cargèse qui n’ont pas toujours entretenu de bonnes relations avec le mouvement national corse du XVIIIe siècle. Un « imaginaire historique polyphonique » permet de reconnaître cette diversité des mémoires, de leur donner à toutes droit de cité et de les faire dialoguer entre elles, car elles participent toutes de ce que nous sommes aujourd’hui. Pour répondre à votre question, un « écho inattendu », ce pourrait être de se rendre compte qu’il existe encore une mémoire matriste* au sein de certaines familles corses. Cette famille ennemie de Paoli a de nombreux descendants qui entretiennent encore une mémoire ayant presque été interdite au moment du Riacquistu. J’ai codirigé la thèse passionnante de Marcandria Peraut qui traite notamment de cette mémoire « souterraine ». C’est tout à fait fascinant… « L’imaginaire polyphonique » permet de réintroduire une telle mémoire dans nos représentations collectives. Personnellement, j’ai peu de goût pour la damnatio memoriae. Elle est souvent injuste.
Quel mot illustrerait pour vous une part essentielle de l’âme de l’île ?
Peut-être le mot « fedeltà ». La fidélité comme valeur cardinale. Nos textes littéraires de toutes les époques en attestent, en latin, en italien, en français et naturellement en langue corse. On retrouve la fidélité à sa famille, à son camp, à son pays, à la parole donnée, à ses idées, mais aussi au chef de clan, du moins au sein du partitu traditionnel. Symétriquement et logiquement, on trouve dans notre imaginaire la haine de la trahison. Quand on observe la politique aujourd’hui, on a l’impression que cette valeur, la fidélité, n’est plus trop à la mode, mais à cet égard je crois au retour de balancier car en définitive on ne construit rien de solide sans la confiance, donc sans la fidélité.
Le texte fondateur de la Giustificazione della Rivoluzione di Corsica traverse votre ouvrage comme un fil rouge. Y a-t-il un passage de ce livre qui résonne en particulier encore très fort en vous aujourd’hui ?
Deux mots essentiels : « Vivete felici ». Ils concluent la courte introduction de la Giustificazione. Il s’agit d’une formule que l’on trouvait souvent à l’époque dans les textes de langue italienne. En langue corse, on dirait volontiers « Campate felici ». En 2015, c’est par cette formule que j’avais conclu mon discours d’investiture. Ces mots sont une réponse à l’absurde prophétie de l’an mille rapportée par la chronique médiévale de Giovanni della Grossa : « Corsica, non averai mai bè. » (Corse, tu n’auras jamais de bonheur), que l’on a depuis répétée ad nauseam.
Vous avez grandi au son des discours militants. Quelle voix – littéraire, politique ou familiale – a le plus compté dans votre construction ?
Un grand nombre de voix qu’il m’est difficile de départager : celles de ma famille, de mes amis – politiques ou personnels –, des auteurs que j’ai lus et que j’enseigne aujourd’hui. Les livres sont évidemment essentiels, mais comment établir un classement entre Dante Alighieri, Don Gregorio Salvini et Ghjacumu Thiers ? Entre le pape François et Simone Weil, la philosophe ayant écrit L’enracinement et à qui j’ai emprunté mon titre ?
S’il fallait choisir un lieu en Corse qui vous ressemble, lequel choisiriez-vous ?
Je suis très attaché à Bastia. J’ai appris à marcher sur la place Saint-Nicolas et j’ai passé l’essentiel de ma vie dans cette ville. J’ai beaucoup moins vécu dans mon village d’origine, à Petra di Verde, mais j’y ai passé longtemps toutes mes vacances et ce lieu recèle des souvenirs d’enfance extrêmement précieux. Certainement pour cette raison, c’est là que se trouve le centre de gravité de mon imaginaire personnel.
Vous évoquez une Corse qui refuse les caricatures. Quel cliché vous semble le plus tenace – et lequel vous amuse secrètement ?
Le plus tenace ? La vengeance corse, évidemment. Même Nietzsche en parle… Il y a la version caricaturale, l’image d’Épinal, le « cliché » diffusé par le romantisme français du XIXe siècle sur la Corse. Mais il y a aussi une réalité, et elle n’a pas disparu aujourd’hui. Un cliché qui m’amuse ? Celui du Corse fainéant. Un des rares qui ne repose sur aucune réalité. Il fait banalement partie du « portrait du colonisé » autrefois dénoncé par mon ami Albert Memmi. Il faut bien que la puissance dominante justifie sa domination… Ce cliché m’amuse car la ficelle est un peu grosse et plus personne de sérieux n’y croit aujourd’hui. Pourtant on l’entend encore…
Vous parlez souvent du « bonheur » comme d’un droit politique. Et pour vous, personnellement, à quoi ressemble ce bonheur-là ?
Nous avons organisé un colloque international sur ce thème en avril dernier à l’Université. Il est aujourd’hui reconnu que la Corse a été la première, en 1755, à l’affirmer dans un document constitutionnel. Pour moi cela suppose d’une part une forte participation des citoyens à la définition de leur avenir – ce qui implique la souveraineté de leur pays –, et d’autre part les droits sociaux (logement, travail, santé, éducation…) Dans cet esprit, je préside bénévolement un fonds de dotation dédié à l’inclusion sociale, Corsica Sulidaria. Mais il appartient aussi et surtout aux pouvoirs publics de créer les conditions du bonheur de tous.
Avec quel personnage corse – vivant ou historique – rêveriez-vous d’avoir une conversation ?
Maria Gentile, cette « Antigone corse » qui, au XVIIIe siècle, a bravé l’interdiction des militaires français pour donner une sépulture à son fiancé. Lorsque j’étais en fonction, j’ai fait installer dans le salon d’honneur de l’Assemblée un buste de Maria Gentile, réalisé par Gabriel Diana, à côté de ceux de Napoléon et de Paoli qui y étaient déjà. Pour moi, elle est la plus belle figure de notre histoire. Son geste a une portée métaphysique.
Si vous pouviez dire une chose aux Français qui méconnaissent la Corse, quelle serait-elle ?
La France a colonisé la Corse. Pour cela, pas de repentir, pas de genou à terre. Simplement reconnaître cette réalité et l’ensemble de nos droits nationaux.
Le livre mêle l’analyse et la mémoire. Quel serait votre souvenir d’enfance qui vous a fait ressentir le poids ou la douceur d’être corse ?
Peut-être les réunions de l’ARC à Cateraghju, bien avant l’affaire d’Aleria, où m’amenaient mes parents. Je ne comprenais pas tout dans les discours mais la ferveur de la foule, une ferveur communicative, était celle d’un peuple qui refusait de disparaître. Cette émotion s’est imprimée dans mon esprit.
Enfin, s’il ne fallait retenir qu’une seule phrase de L’Enracinement, L’Arradichera, laquelle aimeriez-vous que l’on garde ?
Sans doute la conclusion, qui est une déclaration d’indépendance :
« Toutes les conditions sont donc réunies pour que nous affirmions à présent une indépendance intellectuelle et culturelle qui, à la différence de celle déclarée par Emerson pour les États-Unis, précèdera la souveraineté politique à laquelle nous ne cesserons d’œuvrer. »
* en référence à la famille Matra, ennemis de Pasquale Paoli pendant la guerre civile qui a marqué le début de la période paolienne
Les commentaires sont fermés, mais trackbacks Et les pingbacks sont ouverts.