Entre le Divin et le langage L’ÉTERNEL FÉMININ ?

Par Charles Marcellesi, médecin 

Le féminin et le masculin définissent comme sexuation le rapport qu’établissent les hommes et les femmes à leur propre sexe, chacun de leur côté mais jamais l’un sans l’autre, du fait de la prise par le langage du constat de la différence anatomique des sexes, avec les conséquences qui en découlent, dont celles qui sont subjectives et inconscientes. Toutefois un rapport entre les deux termes ne peut s’écrire, soutiendra Lacan. Voici pourquoi. 

Le féminin occupe la place dévolue par la culture au Divin, c’est-à-dire la condition de possibilité de l’Écrit et du Verbe. On pourrait en donner l’image d’une étoffe formée par la traduction psychique des manifestations pulsionnelles du corps, et cela comme support sur lequel viendra s’imprimer un matériel ayant fonction de lettre, en attente d’être phonétisé en signe linguistique nommé signifiant qui pourra lui-même être exprimé par la voix dans la parole. 

Cette image d’étoffe psychique, la théorie de la psychanalyse la nomme « représentance ». Ce concept freudien, Lacan l’illustrera avec l’exemple célèbre de l’état extatique rendu par la splendide sculpture du Bernin montrant Thérèse d’Ávila en pamoison devant l’Ange lors de sa « transverbération ». Dans son séminaire Encore, en suggérant le jeu de mots « En corps », Lacan fait dériver le concept de pulsions du corps qui ont vocation à être représentées dans le psychisme vers celui d’une « jouissance » sans limite, dite par lui féminine, qui s’éternise. Cette fonction de « représentance », étoffe du langage sur laquelle vont venir s’écrire lettres et mots, inter-dite donc, c’est-à-dire entre le dit, est finalement surtout figurée par les plis et replis de l’immense robe secouée par les soubresauts du corps de la sainte en extase tels que les suggèrent la virtuosité de la sculpture du Bernin. 

JOUISSANCE FÉMININE

Pas d’essence du féminin (ou « éternel féminin ») qui guiderait le désir masculin vers la transcendance donc, comme le voudraient les philosophes « essentialistes », mais une existence comme pré-texte du/au langage. Cependant il peut y avoir d’autres expressions de cette jouissance dite féminine comme l’indique suffisamment une clinique contemporaine de la dépression, non pas comme réactionnelle à des événements précis de la vie affective, mais lorsqu’il y a perte de sa place dans le dispositif social, sans n’avoir plus rien à désirer : au xviie siècle déjà, Lucien Goldmann rattachait la mystique janséniste dans l’œuvre de Racine au déclassement de la noblesse de robe, délaissée par Louis XIV au profit de la fonctionnarisation d’éléments issus de la noblesse féodale, et qui se serait tournée alors vers le Dieu janséniste, désespérant de la marche du monde, muet et spectateur ; mais pas « caché » comme le dit Goldmann : ce qui est caché est symbolique et les fidèles du Dieu de Jansen se retirent simplement du monde social dans une posture protestataire. Louis XIV y verra une atteinte à sa souveraineté et fera détruire Port-Royal, haut lieu du retrait de la dépression (et de la mystique) janséniste. 

Du côté de la partie de l’être parlant et désirant qui est dévolue au masculin, se trouveront la subjectivité et la fonction de conférer la signification par le langage. En effet, un individu naît dans le bain de langage de sa culture mais il n’accèdera à la dignité de sujet que pour être porteur d’attributs donnés par son milieu familial et en constituant un savoir à partir des traces laissées par ses expériences. Sujet veut dire que le signifiant de ses attributs (signifiant de vie dit Maître) le représente auprès des signifiants de son savoir inconscient, signifiants de mort car ceux des traces d’expériences passées et révolues. Autrement dit, à partir de la « représentance », le Sujet accède à la représentation. L’Inconscient désigne la capacité d’insistance et de répétition de ces signifiants qui n’attendent que l’occasion fournie par l’actualité pour réaliser un équivalent de la situation initiale qui les a produits.

LE SIGNIFIANT DE LA FEMME N’EXISTE PAS

Dans un tout autre contexte culturel, celui du Japon du xviie siècle, un rituel érotique emprunté au « monde flottant » des romans de Saikaku (Vie d’une amie de la volupté), démontre finalement un autre rapport du féminin au langage qui lui donnerait fonction de recouvrir le non dénommable ; le rituel était utilisé dans les maisons du thé (maisons de prostitution du quartier réservé du Nouveau Yoshiwara à l’époque du shogunat) lorsqu’un riche client abordait une tayū, celle qui se trouvait au sommet de la hiérarchie des courtisanes : objet cause du désir, elle n’accordera un regard au client qu’à la troisième rencontre après que celui-ci ait dépensé pour cela des sommes colossales en locations diverses et paiements de toutes sortes d’intermédiaires. 

La valeur ainsi affichée par le niveau de la dépense, de signification phallique, masculine donc, essaie de faire exister pour « La Femme » un signifiant unique qui la désignerait, et dont Lacan nous dit qu’en fait il n’existe pas et ne peut rendre compte de façon unique de l’immensité et de la diversité du continent psychique du féminin, le « continent noir » de Freud, et que sa non-existence comme signifiant finalement symbolise presque tout le manque pour le langage à pouvoir dénommer ce qui existe pourtant dans le Réel…

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