DE LA PARENTÉ À LA PARENTALITÉ

ÉLECTRE, ŒDIPE ET LES AUTRES

Un auteur tragique grec oublié, Eschyle, traduit dans les 3 pièces de son Orestie l’évolution du traitement juridique des crimes contre les parents, lesquels vont servir à partir du xixe siècle à décrire dans la théorie de la psychanalyse les complexes familiaux consacrant le développement des relations affectives avec chacune des figures parentales tandis que l’anthropologie (Lévi-Strauss) définissait mathématiquement les « atomes » de la parenté. Mais qu’advient-il de tout ceci avec les nouvelles parentalités créées par l’évolution des sociétés modernes ?

Par Charles Marcellesi, médecin 

CRIMES CONTRE LES PARENTS EN GRÈCE ANTIQUE

L’Orestie d’Eschyle narre en 3 pièces l’évolution de l’appréciation et de la valeur des crimes contre les parents faisant considérer in fine la vengeance d’un père assassiné comme justifiant un matricide, ce qui aboutit au changement de fonction des divinités préposées à la défense des parents, les Érinyes, déesses de la vengeance, qui deviennent à la fin du cycle théâtral d’Eschyle les « Euménides » (les « bienveillantes ») ; cela correspond historiquement à une séquence en plusieurs siècles : d’abord l’âge de bronze du gouvernement par les « Palais » au temps de Mycènes, ensuite des « Âges obscurs » de l’invasion des territoires achéens par les doriens de l’Âge de fer, jusqu’à l’avènement des États-cités se pourvoyant chacun de divinités propres, « poliades ». 

Dans les pièces d’Eschyle après le meurtre d’Agamemnon à son retour de Troie, par sa femme et son amant, deux enfants d’Agamemnon, Oreste et Électre, se rencontrent sur sa tombe pour décider de le venger (pièce des « Choéphores », les « porteurs d’offrandes ») jusqu’à ce qu’une concertation entre Athéna et Apollon aboutisse lors d’un procès public à décharger les Érinyes de la mission de venger le matricide Oreste en créant pour elles un culte spécial à Athènes qui ainsi les dédommage ; elles deviennent les Euménides. Dans l’usage actuel de la langue le mot parricide finit par désigner aussi le matricide, impliquant donc une sujétion de la mère au père ; dans les créations artistiques récentes, le personnage d’Électre resurgit dans Les Mouches de Sartre et l’opéra éponyme de Strauss.

« Dans les créations artistiques récentes, le personnage d’Électre ressurgit, dans Les Mouches de Sartre et l’opéra éponyme de Strauss. » 

LA QUERELLE ENTRE JUNG ET FREUD

On sait comment Freud se tournera vers l’œuvre d’un autre tragique grec, Sophocle, pour y trouver le modèle des passions amoureuses et haineuses à l’égard des parents lorsque l’enfant mâle ayant accédé au langage et ayant reconnu son image dans le miroir comme unique, est confronté aux enjeux de devoir identifier sa propre sexuation : il trouve sur le chemin de sa passion amoureuse pour la mère la présence du père vis-à-vis duquel il développe des sentiments de rivalité ; pour les enfants des deux sexes, il leur faudra finalement admettre que le père se fait désirer par la mère et les en sépare ainsi et les tensions nées de ce complexe de relations ne se résoudront qu’en réalisant une « identification » au parent de même sexe que celui de l’enfant. Freud nommera ce processus de maturation « complexe d’Œdipe », en référence au héros qui découvre qu’il a tué son père et commis l’inceste avec sa mère comme dans l’Œdipe Roi de Sophocle, mais aussi « complexe paternel » pour souligner en particulier la dimension ambivalente de la relation du garçon au père à cette époque de l’enfance. Jung à la suite de Freud introduisit le terme de Complexe d’Électre (1913) conçu comme l’existence d’une symétrie chez les deux sexes de l’attitude à l’égard des parents. Freud récusera cette conception d’une symétrie du fait de l’importance pour la fille de l’attachement préœdipien pour la mère : « c’est seulement pour le garçon que s’établit cette relation qui marque son destin entre l’amour pour l’un des parents et, simultanément, la haine pour l’autre en tant que rival ».

LA DISPARITION DE L’ALLIANCE 

Du côté de l’anthropologie, Lévi-Strauss définissait en 1968 avec l’aide du mathématicien Jean Weil les « atomes de parenté », application à l’anthropologie de la mathématique des groupes : le « groupe de Klein ». C’est une façon de combiner la filiation avec une relation d’alliance soit la relation d’un homme avec le frère de celle qui sera sa femme et qui lui autorise ainsi le droit de procréer, le principe de l’alliance se fondant donc avec celui de l’échange. 

Ravis Giordani avait donné la traduction de ces structures élémentaires de la parenté en 1978 qui voyaient dans la société corse traditionnelle l’influence du fils l’emporter sur celle du mari de la mère, le père donc, « avec la complicité de celle-ci ». Nous voyons bien de nos jours avec les nouvelles formes de parenté, par exemple les couples d’homosexuels adoptant des enfants, que cette notion d’alliance et d’échange disparaît totalement. La définition de la filiation devient une autorisation d’ordre législatif sans nécessité d’alliance autre qu’un processus d’adoption ou d’un contrat marchand de mère porteuse. À la parenté succède la parentalité. Les cliniciens s’accordent facilement sur un point : les enfants issus de ces familles n’ont pas de troubles particuliers, à ceci près qu’ils deviennent dans leur grande majorité hétérosexuels.