Après le préfet, une magistrate incarcérée

Une insolite facette du particularisme insulaire

La Corse rend fou ! C’est sans fards ce qu’affirmait un haut fonctionnaire. Nous lui laissons la responsabilité de ce jugement. Pourtant l’île est sans doute la seule région de France où celui qui représentait la puissance publique et une juge firent un détour par la case prison. Des contre-exemples qui fragilisent dans l’opinion le sacro-saint concept d’État de droit pourtant si nécessaire en regard des nombreuses dérives. Parfois facilitées par une doctrine étatique à tout le moins fluctuante et sujette à de curieux arrangements.

Par Jean Poletti

Coup de tonnerre! Hélène Gerhards, actuellement en poste à la Cour d’appel d’Agen, mise en examen et placée en détention provisoire. Elle doit répondre de pas moins de onze chefs d’inculpation dont des détournements publics et un volet de corruption en lien avec le banditisme corse. À cet égard, il lui est notamment reproché, lorsqu’elle était juge d’instruction à Ajaccio, d’avoir été en connivence avec Johann Carta, proche du gang dit du Petit Bar, détenu dans le cadre d’une autre affaire. Les griefs selon le parquet pourraient conjuguer les conseils juridiques, la recherche et la communication d’informations concernant des procédures en cours ou des données issues de fichiers. À cette liste s’ajoutent blanchiment de fraude fiscale, trafic d’influence et «associations de malfaiteurs en vue de commettre ces infractions ». La mise en cause, qui selon la loi bénéficie de la présomption d’innocence, réfute l’essentiel de ces accusations, tandis que ses avocats crient au règlement de comptes au sein de la magistrature. Il n’empêche la décision de jeter la magistrate dans une geôle niçoise est lourde de conséquences. Sans préjuger de l’épilogue judiciaire, dire que l’onde de choc est importante dans l’île, relève de la litote.

Ici, plus qu’ailleurs sans doute, l’immense majorité de la population aspire à tout le moins que ceux qui sont en charge du respect de la loi n’usent de leurs prérogatives pour la détourner. Elle avait en son temps applaudi aux conclusions du rapport parlementaire intitulé «La Corse a droit à l’État de droit.» Au fil de quelque six cents pages, le travail exhaustif de trente députés, sous la présidence de Jean Glavany, campait la réalité insulaire sans fards. Flétrissant au passage la sphère étatique accusée en euphémisme de n’être pas toujours à la hauteur des enjeux. Pavé dans la mare suivi d’effet? Nullement. Une tempête dans un verre d’eau dans les allées du pouvoir. Dans les poubelles de l’histoire aussi le «rapport sur la criminalité organisée en Corse», rédigé par Bernard Legras lorsqu’il était procureur à Bastia. Ces deux documents constituaient pourtant des diagnostics limpides, dont les gouvernements successifs de l’époque auraient pu s’inspirer pour rétablir une situation, qui n’était pas encore aussi dégradée qu’actuellement. Pis encore, nous connûmes le fallacieux épisode Bonnet. Qualifié «d’homme qu’il faut là où il faut» par Jean-Pierre Chevènement le préfet de région s’illustra dans les incendies de paillotes. Impliquant dans cette dérive des hauts gradés de la gendarmerie. Et des militaires, transformés en garde prétorienne par celui qui se voulait «Consul de Corse». 

Vous avez dit Tralonca? 

Voilà un panel de faits qui fissura davantage encore la crédibilité des citoyens à l’égard d’institutions aux fonctions cardinales. Nul n’infirmera que la confiance s’étiola progressivement, ancrant plus solidement encore dans les esprits que par méconnaissance, laxisme, ou plus grave collusions de circonstance, une île était laissée à l’encan. D’autant que des hiatus de veine et d’amplitude différentes tendaient à instaurer un scénario, couvant tel le feu sous les cendres, pour rejaillir au hasard des situations. Ainsi figure en bonne place la surréaliste conférence de presse clandestine de Tralonca. Jean-Louis Debré était ministre de l’Intérieur. Il avait initié la politique dite de la carotte et du bâton. Et des rumeurs persistantes accréditaient le sentiment qu’il fut à tout le moins dûment averti de cette réunion dans le maquis. François Santoni, l’un des leaders frontiste, affirmait à la cantonade que le texte lu ce fameux soir avait été au préalable transmis Place Beauvau. Il ne fut pas démenti. Pas même lorsque dans une interview dans Le Provençal-Corse, il réitéra son propos. 

BERNARD BONNET

Et d’expliquer que ce rendez-vous nocturne regroupant six cents encagoulés sous les châtaigniers consistait à annoncer une longue trêve. Mais Paris n’avait pas imaginé qu’il y aurait autant d’hommes cagoulés et puissamment armés. Un scénario imprévu qui s’apparentait davantage à une démonstration de force qu’à un message de paix. Comble d’ironie, le lendemain Debré se rendit à Ajaccio. Devant un aréopage d’élus et en présence de médias, il répondit implicitement, dans le menu détail, aux revendications des indépendantistes. Comme si des conseillers avaient eu en amont l’opportunité et le temps de les analyser. Ce qui fit dire mezzo voce au malicieux Jean-Paul de Rocca Serra «Je croyais qu’il avait le don d’ubiquité, mais ce ministre a aussi un réel talent divinatoire. » 

Les déconvenues de Broussard

Ces quelques exemples expliquent mieux que longues digressions que les plausibles errements de la magistrate ne constituent nullement un précédent aussi fâcheux fut-il. D’aucuns se remémorent aisément que la liste est longue. Elle cumule anecdotes prêtant à sourire ou d’une réelle gravité. Ainsi, par exemple, cette note aux parquets d’un procureur général en poste à Bastia : « la situation actuelle exige la plus grande circonspection dans la conduite de l’action publique». Dans sa robe d’hermine, Jean-Pierre Couturier n’était-il que le télégraphiste d’ordre venu du ministère? Nombreux le pensaient, à commencer par les magistrats exerçant dans l’île, systématiquement dessaisis des affaires dites sensibles. Et pour marquer leur révolte lors de la rentrée solennelle de 1995, ils se présentèrent en tenue de ville, contrevenant ainsi à l’usage protocolaire. C’est aussi d’un œil dépité qu’ils assistèrent à la gestion de l’opération commando de Sperone par la section antiterroriste de Paris. Quatorze clandestins furent pris sur le fait. Mais étrange procédure, les frontistes de l’époque avaient affirmé que tous seraient relâchés avant Noël. Soit un mois après l’attentat. Ce fut le cas. Six ans après se déroula un procès qui avait bizarrement été correctionnalisé. Des peines de prison prononcées, mais sans mandat de dépôt. Dans cette nébuleuse s’inscrit entre autres la décision prise par un haut responsable de la police d’effacer des fichiers les noms de plusieurs grands voyous corses. La raison évoquée est digne de Courteline et ses ronds de cuir : « Il fallait nettoyer un système informatique surchargé!» Audiard lui-même n’aurait pas trouvé mieux. Ubu roi toujours avec la déconvenue de Robert Broussard. Elle ne manque pas de sel et mérite d’être inscrite au panthéon de l’insolite. Alors préfet délégué à la sécurité il surveille deux malfrats. Ces derniers arrivent à Campo dell’Oro et s’envolent vers Paris. Des flics de la capitale sont alertés et prennent le relais.(…)

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