EPF – EUROPA PLURAL FEMININE- Femmes et accès au(x) droit(s) : de l’ombre à la parole
Un dialogue euro-méditerranéen à l’Université de Corse sur les inégalités de genre et de justice

Le 16 octobre dernier, l’Université de Corse a réuni chercheuses, juristes et anthropologues autour d’un même enjeu : comprendre pourquoi, malgré des avancées historiques majeures, les femmes rencontrent encore des obstacles dans l’accès à leurs droits.
Par Anne-Catherine Mendez
Placée sous la direction scientifique de Sébastien Quenot et de Wanda Mastor, cette journée d’étude était organisée par lelaboratoire LISA (Lieux, Identités, Espaces et Activités), en partenariat avec l’Équipe Méditerranéenne de Recherches Juridiques. Elle s’inscrit dans le cadre du projet européen CERV Europe Plural Feminine porté par la Chaire Unesco « Devenirs en Méditerranée », qui explore les formes contemporaines du féminisme et les inégalités de genre à l’échelle euro-méditerranéenne.
Au fil des communications, une même idée a traversé les débats : le droit, loin d’être neutre, reflète encore les structures sociales et symboliques qui ont historiquement limité la place des femmes dans la cité.
Du foyer à la prison : un continuum du châtiment féminin
La matinée s’est ouverte sur l’intervention percutante de Katia Bazile, doctorante en droit international de l’humain à l’Université de Valence. En s’appuyant sur Michel Foucault, elle a rappelé que l’histoire du châtiment révèle une différence fondamentale entre les sexes :
« Les hommes ont été punis pour être réinsérés, les femmes pour être corrigées. »
À travers les « maisons de correction » gérées par des religieuses, les femmes furent longtemps punies pour leurs écarts moraux – pauvreté, maternité hors mariage, adultère – plus que pour des crimes. Ce système, dit-elle, prolonge le contrôle patriarcal du foyer vers les institutions publiques : « la morale a remplacé la justice ». Et si ces pratiques appartiennent au passé, leur logique perdure encore : dans les prisons contemporaines, les activités proposées aux détenues restent centrées sur la domesticité – couture, esthétique, cuisine – comme si la réinsertion passait toujours par le retour à un rôle « féminin ».
Les droits des femmes en Corse : une histoire longue et contrastée
Autre moment fort de la matinée : la communication de Jean-Guy Talamoni, avocat et maître de conférences associé à l’Université de Corse, intitulée « Les droits civiques des femmes en Corse (XVIᵉ-XXIᵉ siècles) ». L’ancien président de l’Assemblée de Corse a retracé une histoire souvent méconnue : celle des femmes corses et de leur rapport au droit. Des privilèges familiaux accordés sous l’Ancien Régime à la conquête tardive des droits politiques au XXᵉ siècle, il a montré comment la société insulaire a évolué entre ouverture et conservatisme.
« La Corse n’a pas toujours été en retard : certaines pratiques coutumières reconnaissaient aux femmes une autonomie économique ou successorale supérieure à celle du droit français. Mais cette avance a parfois masqué des exclusions persistantes dans la sphère publique. »
Une analyse qui met en lumière la tension entre un imaginaire collectif valorisant la femme « mère et gardienne du foyer » et une réalité juridique où la citoyenneté féminine reste fragile.
Des symboles fondateurs du patriarcat
L’après-midi, Caroline Rose Torres, docteure en anthropologie et diplômée de Sciences Po Paris, a replacé ces réflexions dans une perspective plus large. « Dans toutes les sociétés humaines, la différence des sexes est la première distinction symbolique qui structure la vie collective », rappelle-t-elle.
Son exposé a permis de clarifier les confusions entre patriarcat, matriarcat et matrilinéarité. Le premier organise le pouvoir autour du masculin ; le second, souvent idéalisé, n’a que rarement existé ; le troisième, qui transmet le nom par la mère, ne remet pas pour autant en cause la domination des hommes.
« Il faut distinguer la filiation du pouvoir. »
À travers ce prisme anthropologique, Caroline Rose Torres interroge : l’égalité est-elle un modèle universel, ou une construction culturelle à réinventer dans chaque contexte ?
Femmes et nationalisme : légitimité et invisibilisation
La chercheuse Ornella Graziani, docteure à l’Université de Corse et postdoctorante à l’Université d’Ottawa, a prolongé cette réflexion en abordant la place des femmes dans le nationalisme corse. Sa communication, « Les femmes dans le nationalisme corse : pouvoir et légitimité », a mis en évidence une présence paradoxale : active mais souvent occultée.
« Les femmes ont participé aux mobilisations, à la transmission de la langue et des valeurs, mais leur rôle politique a été invisibilisé par les récits dominants. »
Entre engagement social, militantisme culturel et revendication identitaire, la chercheuse appelle à reconsidérer cette histoire sous un angle genré. Son travail met en lumière une tension durable : comment être à la fois actrice du collectif et reconnue comme sujet politique à part entière ?
D’Olympe de Gouges à la constitutionnalisation de l’avortement
En ouverture de la journée, Wanda Mastor, professeure agrégée de droit public et membre de l’EMRJ, avait déroulé un récit vibrant des droits des femmes, « d’Olympe de Gouges à la constitutionnalisation de l’avortement ».
La juriste a retracé l’histoire d’un long combat, entre avancées législatives et résistances culturelles. Du refus révolutionnaire d’accorder aux femmes le droit de cité jusqu’aux débats contemporains sur le consentement sexuel, la question du corps reste au centre du pouvoir politique.
« Il n’y a pas plus politique que l’utérus d’une femme. »
En évoquant le mouvement #MeToo et le procès des viols de Mazan, elle a rappelé combien la reconnaissance de la parole des victimes reste fragile : la loi évolue plus vite que les mentalités, mais pas toujours assez vite pour protéger.
Femmes en Corse : la parité encore à conquérir
Ces communications ont mis en évidence des défis communs : violences ordinaires, stéréotypes dans l’éducation, inégalités d’accès à la santé ou à la justice. En Corse, ces disparités se doublent d’un ancrage territorial : éloignement des services, poids des traditions, manque de relais associatifs dans les zones rurales.
La directrice du CIDFF de Corse-du-Sud, Léa Salvini, a clôturé les débats en soulignant que « les inégalités ne tiennent pas seulement à la loi, mais à la manière dont on permet – ou non –aux femmes de se sentir légitimes à occuper la place publique. »
Selon l’Insee, seules 11% des communes corses sont dirigées par des femmes : un indicateur clair du chemin qui reste à parcourir pour transformer les droits formels en droits effectifs.
Une parole qui relie science et société
Cette journée a montré combien la recherche interdisciplinaire peut nourrir le débat public. En croisant droit, sociologie, anthropologie et histoire, elle a mis au jour les continuités entre domination domestique, exclusion politique et violence symbolique. Entre la maison et la prison, entre le foyer et la loi, les femmes continuent d’être évaluées à l’aune de rôles qu’elles n’ont pas choisis. Mais de plus en plus de voix s’élèvent pour déconstruire ces héritages.
Ce colloque aura donné à entendre ces voix : celles de chercheuses et de chercheurs qui rappellent que, depuis Olympe de Gouges, l’égalité n’est pas un état, mais une conquête.
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