« Des faillites sont à redouter »

Corinne Bernardini-Biron explicite sans détours le marasme de la corporation. Elle tire la sonnette d’alarme mais veut encore croire que le pire ne sera pas sûr. Un langage de vérité.

 Interview

Par Jean Poletti

De nombreux chefs d’entreprise mais aussi des représentants du monde politique et administratif ont participé à votre Assemblée générale. Est-ce le signe d’une prise de conscience collective des graves difficultés que rencontre le secteur du BTP ?

Cette participation de nombreux acteurs témoigne de l’engagement collectif qui nous unit au service de notre territoire et de ses bâtisseurs. C’est un signe fort de reconnaissance du rôle stratégique que joue le BTP dans la société. Le secteur du bâtiment et des travaux publics est, en effet, un pilier essentiel de notre économie, un acteur clé de l’aménagement du territoire et un levier central de la transition écologique. Cette Assemblée Générale a été à la fois un temps de bilan, un espace d’échange, et surtout, une occasion de réflexion commune pour préparer l’avenir.

Comment envisagez-vous la rentrée dans la profession. Des faillites sont-elles à redouter ?

Sans surprise, oui ! Aujourd’hui, les entreprises souffrent et n’ont désormais plus de carnets de commande. La Profession tire la sonnette d’alarme depuis plusieurs mois sur le risque pour la survie des entreprises et en conséquence pour les emplois de nombreux salariés. Sur un an, la construction a déjà perdu 600 emplois en Corse. Cela correspond à une baisse de 5,2% en région contre 2% au niveau national. Au 1er trimestre 2025, nous avons encore perdu 200 emplois supplémentaires. Aujourd’hui, il est important de soutenir les entreprises locales qui sont très fragilisées pour qu’elles puissent répondre aux besoins immédiats en logements et en emplois et bâtir une Corse durable.

Le président de la Fédération Française du Bâtiment a brossé un tableau global peu encourageant dans l’Hexagone. Mais la Corse n’a-t-elle pas aussi une problématique spécifique qui aggrave la situation ?

En effet, nous avons des spécificités locales :

  • Notre démographie : solde naturel négatif et population âgée (vieillissement le + marqué de toutes les régions), solde migratoire positif (croissance la + dynamique des régions de France : 1% contre 0,3% sur le continent), densité faible (3 fois inférieure au national) avec 44% de la population régionale regroupée sur les communautés d’agglomération d’Ajaccio et de Bastia ;
    • Notre niveau de vie : 18% des ménages qui vivent sous le seuil de pauvreté (taux le + élevé des régions métropolitaines) ;
    • Notre insularité qui implique des problématiques de transport (acheminement des matériaux : délais, surcoût de 10 à 1%…) et de mobilité ;
    • La complexité de la superposition des lois d’urbanisme.

Ceci explique que l’effet de la crise soit amplifié par rapport au national.

Vous appelez de vos vœux la nécessaire simplification administrative. Pouvez-vous donner un exemple de cet enchevêtrement de règles qui pénalisent ici aussi la bonne marche du BTP ?

La Corse est une île-montagne. Sur les 360 communes de la Corse, 98 d’entre elles sont soumises aux dispositions de la loi Littoral sachant qu’environ 90% de la population se concentrent sur ces communes. Par ailleurs, presque toutes les communes de Corse sont soumises aux dispositions de la loi Montagne. Et les dispositions relatives aux lois Littoral et Montagne s’appliquent conjointement sur 71 communes en Corse !

À cela vient s’ajouter les PLU, le RNU, le PADDUC et maintenant la ZAN, sachant que c’est la disposition la plus « sévère » qui doit primer.

Il est nécessaire d’arriver à un système compréhensible par tous.

La carence en logements sociaux est criante dans l’île. Comment y remédier fut-ce partiellement ?

L’accès de nos concitoyens au logement, particulièrement les plus modestes, est en effet un enjeu majeur pour notre société. Nous devons particulièrement renforcer la production de logements sociaux car notre île connait à la fois le taux de pauvreté le plus élevé de France métropolitaine et le taux de logements sociaux le plus bas. Cela nécessite une approche multifactorielle impliquant l’État, les collectivités locales, les bailleurs sociaux, le secteur privé…

Les pistes d’actions pourraient être notamment de :

  • fixer des objectifs réalistes par territoire, en lien avec les besoins locaux ;
  • Réduire les délais administratifs et faciliter les autorisations de construire ;
  • Mobiliser les terrains publics disponibles à prix réduit ;

Nous devons également travailler sur la réhabilitation des logements sociaux vétustes ou vacants et sur la reconversion en logements sociaux d’immeubles de bureaux ou commerciaux inoccupés.

Votre volontarisme a-t-il un écho favorable auprès des collectivités, de la préfecture… ?

De plus en plus. Au cours de l’année écoulée, nous avons noué de nombreux partenariats. Notamment, en janvier 2025, le préfet de Corse, Jérôme Filippini, a mis en place la première Cellule Économique Régionale de Corse, co-présidée par le président du Conseil Exécutif de Corse, Gilles Simeoni, dans l’objectif d’aborder les enjeux économiques majeurs en Corse et les défis rencontrés par les entreprises des secteurs stratégiques.

Suite aux alertes de notre profession, une cellule de crise spécifique au BTP a été mise en place. Dans ce cadre, nous avons pu rencontrer chaque mois monsieur le Préfet de région ainsi que de nombreux acteurs (DREAL, DRFIP, DREETS, ADEC, AUE …) afin de faire état de toutes les problématiques auxquelles notre secteur est confronté et d’essayer de trouver ensemble des solutions adaptées.

Si vous deviez d’un mot qualifier le vécu de la fédération que vous présidez, quel serait-il ?

Solidarité. Ce que nous avons partagé lors de notre Assemblée Générale reflète bien la réalité de notre secteur : un secteur fort de ses compétences, de ses valeurs, mais aussi un secteur en tension, en alerte, confronté à de réelles fragilités économiques. La baisse d’activité, les incertitudes liées à l’investissement public comme privé, les retards administratifs et une pression accrue sur la trésorerie mettent à rude épreuve bon nombre d’entreprises.

Et pourtant, malgré les difficultés, l’envie d’agir reste intacte. La volonté de construire, de former, d’innover, de s’adapter est bien là ! C’est cette énergie collective qui nous permettra, j’en suis convaincue, de surmonter cette phase de turbulences.

Notre fédération joue un rôle essentiel dans cet effort : en portant la voix de nos entreprises, en défendant leurs intérêts, en dialoguant avec les pouvoirs publics, et surtout, en restant proche du terrain.

Notre force, c’est notre capacité à rester soudés. À faire front ensemble. À porter une voix forte, constructive et cohérente. À défendre nos entreprises, nos savoir-faire, nos métiers.

Les commentaires sont fermés, mais trackbacks Et les pingbacks sont ouverts.