Un été en Corse

Nos souvenirs nous parlent, ils sont notre référence historique. Ils révèlent comment nous abordons la vie, quelles sont nos peurs, les rapports que nous entretenons avec les autres, notre style de vie, nos talents. Qu’ils soient journalistes, écrivains, plasticiens, décorateurs, chefs d’entreprise, ils ont ouvert pour nous le jardin corse de leur mémoire, pilier de leur identité, illustration de leur rapport au monde, source d’émotion. 

Par Anne-Catherine Mendez

  1. Quel est pour vous, le souvenir indélébile d’un été en Corse ?
  2. L’île en trois adjectifs ?
  3. Quand vous posez un pied en Corse, quelles sont vos premières sensations ?
  4. Votre Corse idéale ?

Jean-François Achilli : nager sous l’eau

Jean-François Achilli est journaliste politique, aujourd’hui éditorialiste et présentateur sur France Info.

1. Juillet 1970. Les vacances d’été s’étirent à San Gavinu di Fiumorbu. Je ne suis qu’un enfant mais déjà, la beauté de notre village familial antique, qui jaillit à flanc de montagne, au détour d’un énième virage, me submerge d’une précoce émotion, jusqu’à la nuit des temps. 

Je pressens qu’il y a là devant moi un monde perdu qui jamais, non, jamais ne reviendra, quand le temps aura achevé son œuvre. Qu’il faut saisir la force de l’instant, celle qui émane des êtres de légende qui se tiennent debout devant moi, eux qui ont traversé le siècle, les guerres, ceux-là mêmes qui sont nés, ont prospéré et vont sans doute, un jour, s’éteindre au village. 

Neuf heures du matin. 

L’Opel Kadett suspension Variflex bleu ciel de mon père glisse dans la rue centrale, une petite route en réalité, les habitants nous saluent au passage, de manière rituelle. Il ne fait pas encore trop chaud.

Vous pouvez passer dix fois par jour, les anciens vous adressent un signe, par dix fois, comme si vous apparteniez à un mouvement perpétuel, celui qui rythme le quotidien, les saisons, les joies et les peines, comme si nous étions un tout, perpétuel. Et si fragile. 

Mon père, Georges, fait un créneau pour se garer non loin de l’atelier de menuiserie d’Antoine dit MathieuAchilli, mon grand-père. Le père de mon père vient justement de rentrer de la pêche en rivière, la besace remplie de truites de l’Abatescu. Ce sera le plat de résistance du déjeuner familial.

Soudain, Pépé Mathieu s’adresse à l’un de mes frères, Philippe, ainsi qu’à moi-même : « Venez à la rivière, nous avons le temps, je vais vous apprendre à nager sous l’eau. »

La proposition ne souffre aucune objection. Une demi-heure plus tard, après avoir dépassé la châtaigneraie, nous voilà au paradis. Au bout du monde, sans doute. Dans notre imaginaire d’enfant, il n’y a rien au-delà de ce paysage composé de maquis, de chênes centenaires, de rochers, cernant une onde généreuse et apaisée. Le vieux Mathieu se déshabille. Le voilà en maillot de bain. Il porte beau. Le vieil homme élancé plonge dans l’Abatescu. « Veni quì ! » Nous plongeons à notre tour.

C’est là que Mathieu, patiemment, nous enseigne alors la natation en immersion, une conquête. Je retiens mon souffle. J’ouvre les yeux. Et nage dans le torrent des siècles. Jusqu’à l’éternité… Puisse le temps ne jamais s’arrêter. Lui qui aura un jour tout emporté. 

2. Magique, orgueilleuse, mélancolique.

3. Une forme d’apaisement et de délivrance, loin de la capitale, de la pression, des tracas. L’impatience de retrouver mon fils, doublée d’une sensation de grande liberté, quand je monte à bord de ma voiture garée sur le parking de l’aéroport de Campo, j’emprunte les deux kilomètres de route bordés de pins parasols et qu’Ajaccio jaillit au loin à gauche, au bord de la mer. 

4. Existe-t-elle réellement par-delà celle qui fut le théâtre de notre enfance ? Ce serait une Corse responsable, qui prendrait à bras-le-corps la grande précarité qui gagne peu à peu la société insulaire, les urgences comme le traitement des déchets, la production d’énergies renouvelables. Une Corse qui développerait ses villages de l’intérieur, dont certains se meurent, pour y accueillir notamment un tourisme éthique, respectueux du patrimoine familial et environnemental. Une Corse généreuse, pleine d’humour, solidaire, attachée à son Histoire, ses familles, ses racines. Cette Corse-là est heureusement toujours bien présente, elle se transforme, sans doute, et ne disparaîtra jamais réellement.

Jean-Pierre Nucci : la simplicité du bonheur

Après avoir exercé sa plume dans des domaines aussi divers que le sport, l’animation socioculturelle, l’architecture, la mode, les préparations à concours… Jean-Pierre Nucci a osé la fiction. Avec prudence d’abord, une autobiographie, puis trois romans. Il change ensuite de décors, avec le roman historique. Après Le Désert sans la Gloire, Le choix du sabre, Le miracle Marengo vient de paraître aux éditions Erick Bonnier.

1. Il existe dans un coin de ma mémoire un souvenir que je peux livrer sans égratigner ma pudeur. C’était au mois de juillet 1986, j’étais alors un jeune homme, je vivais à Paris et je me languissais de la Corse.

Quitter l’île à l’âge adulte n’est pas facile. C’est bien connu. Je n’ai pas échappé à cette règle. J’avais franchi la Méditerranée au mois de septembre 1984 le cœur lourd. Il fallait que je gagne ma vie. J’avais fini par décrocher un emploi de maître-nageur à Paris Montparnasse. Une aubaine vite démentie quelques mois plus tard. L’apprentissage de mon nouveau métier et l’adaptation de la grande ville m’avaient accaparé tout l’hiver. À l’approche du printemps une tout autre préoccupation avait empli mes pensées. Fini le métier, les rues et les boulevards, la Corse me tourmentait. Ses délices m’étaient interdits ; dernier arrivé, dernier servi, aucun jour de vacances ne m’avait été accordé de tout l’été. Quelle misère ! Bon an mal an, je m’étais résigné à ce triste sort. Que pouvais-je faire d’autre ? Rentrer au pays avec le sentiment d’avoir échoué ? J’étais trop fier pour envisager de le faire. Dans l’idée de ne rien regretter, j’avais refoulé loin de moi la tentation du moindre voyage à Ajaccio. J’étais certain qu’un court séjour sur l’île n’aurait fait qu’empirer mon désarroi. Sûr de mon fait, j’avais appliqué cette logique et, c’est ainsi que j’avais passé l’été 1985 dans la capitale. Imaginez le tableau. Un jeune Ajaccien fondu aux plaisirs de la plage, privé du soleil, de la mer, des amis, de la pêche sous-marine et de tout le reste, les sorties, les boîtes de nuit, la bringue, prisonnier à Paris… Un vrai cauchemar. Septembre avait fini par apaiser ma peine. L’année scolaire qui avait suivi s’était écoulée sans tracas, mais dès les beaux jours la perspective des vacances à venir avait recommencé à occuper mon esprit. En compensation des sacrifices accomplis, j’avais espéré obtenir un congé majoré, au-delà du règlement. Une négociation au couteau avec mon supérieur hiérarchique m’avait été profitable. Dans l’euphorie de ce résultat inespéré, j’avais préparé ma valise bien en amont du départ. Chaque jour, je la défaisais un peu pour en retirer un vêtement propre. C’était pratique !

Nous y voilà. Le jour tant attendu avait fini par venir. Dans le taxi qui m’avait mené à Orly mes pensées avaient divagué. Je m’étais imaginé à l’aéroport Campo Del Oro. Mes parents étaient là ; qu’il était doux le temps où je pouvais encore les étreindre. Tout s’était déroulé ainsi. Puis j’étais parti à la plage. Vingt minutes à bord d’une vieille Coccinelle sur la route bordée de cistes et de genévriers qui mène à l’anse de Capo-di-Feno et en totale liberté. Quel bonheur cela avait été de me retrouver là. Comme un sentiment de faire partie des privilégiés de ce monde. L’émotion avait été forte. Les embruns, l’odeur si caractéristique que cette bande de sable dégage en cette saison, un mélange détonnant d’effluves sauvages et de crèmes solaires, enivre les sens, et que dire de la forte sensibilité générée par les grains de sable sous les pieds encore tendres… Un maillot de bain et hop dans l’eau. Au fil des brasses, le sel avait piqué mes narines et mes yeux et loin de me désenchanter, j’avais aimé cela. Cap vers le large. Je crois que j’étais heureux. Heureux de planer au-dessus de la profondeur, comme le ferait un aviateur au-dessus de la surface terrestre. Fidèle à moi-même, j’avais fait la culbute pour mieux couler. Une habitude de chasseur sous-marin tenace. Une fois au fond, je m’étais déplacé comme une limande. À la remontée, j’avais rencontré des bancs de sardines qui flânaient au gré du courant. Elles m’ignoraient de leurs yeux globuleux et je m’émerveillais de voir leurs flancs argentés étinceler sous les reflets du soleil, plus bas des marbrés remuaient le sable pour se nourrir, aisément à l’aide de leurs petites nageoires et c’était beau à voir. Que de sensations ! Malgré le temps écoulé loin d’ici, j’avais joui de mon identité sous-marine. Les circonstances m’avaient rappelé que j’étais pleinement Ajaccien. Pour finir, le soir dans la maison familiale, je m’étais régalé d’un bon plat préparé par ma mère, des Melanzana parmigiana. Que dire d’autre, à part que toute ma vie durant, j’ai toujours été de ceux qui croyaient à la simplicité du bonheur.

2. Belle, sauvage, étonnante.

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