L’Empereur était-il un rationaliste… superstitieux ? On peut s’en convaincre à la lecture d’un livre qui sort des sentiers battus, cosigné par Alexandra W. Albertini et Marie-Paule Raffaelli
Par Jean Poletti
Enfin, du nouveau sur Napoléon ! Pourtant, s’atteler à traquer le mystère le plus infime, l’énigme la plus intime, de l’illustre personnage corse relève de la haute voltige intellectuelle. Et pour cause. À ce jour, plus de 300 000 ouvrages et d’innombrables films – fictions et documentaires – lui ont été consacrés et, sans l’ombre d’un doute, des rotatives tournent en ce moment même à travers le monde pour parler encore et toujours de lui. Même Jean Tulard, le gardien incontesté du temple napoléonien, le répète à l’envi : « Oui, nous savons quasiment tout de lui. Et le terme quasiment est abusif. De ses plus grandes stratégies politiques et militaires jusqu’à sa vie la plus privée. De sa naissance à sa mort. Cependant, il demeure malgré tout une part peu connue de Napoléon : sa relation vraie et sincère avec la religion… »
Grâce à Alexandra W. Albertini et à Marie-Paule Raffaelli, on peut y greffer désormais un autre aspect méconnu mais indissociable de sa croyance en Dieu à géométrie variable selon ses besoins et ses états d’âme, à savoir la superstition. Sous le titre effronté mais éloquent Le chat noir de Napoléon, paru aux éditions du Cerf* avec le soutien de la Fondation Napoléon, les deux autrices, docteures en littérature, ont conjugué leur savoir, leur passion et leur talent pour écrire à quatre mains un ouvrage qui apporte un éclairage inédit tant sur l’homme que sur l’Empereur, sur ses affinités avec le surnaturel, le goût pour l’ésotérisme, le fétichisme, son rapport ambivalent à la destinée. Entre les actions qu’il a déclenchées sous l’empire du rationalisme, et les signes célestes qu’il a interprétés, parfois opportunément, le livre étire une grande échelle sous laquelle il est (ou pas) passé.
« Une superstition qui lui est propre »
Administratrice de l’Institut Napoléon, société savante présidée par Jacques-Olivier Boudon, qui a signé la préface, Alexandra W. Albertini est une spécialiste de renom de la superstition à laquelle elle a consacré un ouvrage de référence. Elle tire le fil rouge du récit : « Dans Le chat noir de Napoléon, nous avions à cœur de montrer le paradoxe d’une superstition qui lui est propre. Elle relève en partie de la tradition corse dans laquelle il a baigné toute son enfance sous le regard à la fois austère et bienveillant de sa mère, catholique pratiquante et… superstitieuse. Une fois adulte, sa vie même a été jalonnée d’épisodes troublants où affleurent le surnaturel et les sciences occultes mais aussi d’objets bien réels, à l’exemple du scarabée d’or qu’il avait rapporté de sa campagne d’Égypte et dont il avait fait son porte-bonheur jusqu’à la naissance de son fils… » Tel un funambule, le lecteur progresse sur ce fil qui trahit le conflit permanent entre la raison et l’irrationnel. Personnage ombrageux, introverti, d’un naturel pessimiste, Napoléon avait besoin de se raccrocher à l’invisible. D’où son assignation à des termes aussi éloquents qu’« étoile, destinée, providence, chance », dont il a abreuvé sa correspondante foisonnante. Une exhortation à l’espoir, concept adossé à la superstition.
« Ce livre fera date »
Marie-Paule Raffaelli, dont le premier livre Napoléon et Jésus, l’avènement d’un messie, paru chez le même éditeur, a reçu le prix Georges Mauguin de l’Académie des Sciences morales et politiques et le Prix littéraire du Mémorial, catégorie Découverte, s’est ralliée à cette cause pour dépeindre cet Empereur ambivalent pour qui, à titre d’exemple, la musique, omniprésente dans sa vie, revêtait une dimension fétichiste : « Pour la cérémonie du Sacre à Notre-Dame,argumente Marie-Paule, il avait fait installer dans les transepts de la cathédrale deux orchestres pour produire un effet stéréophonique. Il voulait sublimer la solennité du moment, connecter la force du visible, sa personne en l’occurrence, et les forces de l’invisible, ici divines, et par là-même conjurer les forces hostiles susceptibles d’entraver son itinéraire de conquérant absolu. »Un exemple parmi tant d’autres qui sont développés avec une appréciable virtuosité littéraire. Jacques-Olivier Boudon ratifie ce travail avec enthousiasme : « Si Napoléon continue de fasciner plus de deux cents ans après sa mort, c’est bien parce que le personnage est complexe. C’est tout l’intérêt de ce livre que de le mettre en évidence. Je suis sorti subjugué de la lecture de ce livre magnifique. Je suis persuadé qu’il fera date. » Rien à ajouter.
*Le Chat noir de Napoléon, éditions du Cerf, Paris 2025, 325 pages, 22,90 €
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