La carte inversée de la politique

Si le mouvement des « gilets jaunes » n’a pas trouvé sa traduction électorale, les résultats des élections européennes montrent un clivage net entre deux France que tout sépare. Depuis que Jean-Pierre Raffarin avait évoqué il y a plus de quinze ans cette France d’en bas qui ne comprend plus celle d’en haut, la situation s’est accentuée.

Par Vincent de Bernardi

Le vote aux européennes reflète cette réalité. Après la fin du PS en 2017, c’est au tour des Républicains et de la France insoumise d’être marginalisés. Le processus de recomposition politique se poursuit donc confirmant une domination du jeu électoral par la République en Marche et le Rassemblement national. Beaucoup ont vu dans le score de la liste EELV, l’émergence d’une troisième force. Cette vague verte a été observée dans plusieurs pays de l’Union. Elle tient surtout à la nature du scrutin. Daniel Cohn-Bendit, en 2009, avait fait autant sans réussir à transformer son résultat lors des scrutins suivants.

Lorsqu’on ausculte les résultats aux élections européennes, ces deux adversaires électoraux, désormais peu concurrencés, incarnent bel et bien deux France. La République en Marche a principalement capté le vote des cadres et des professions libérales tandis que le Rassemblement national a conquis les catégories populaires. 47% des ouvriers ont voté pour la liste de Jordan Bardella, et seulement 11% pour celle de Nathalie Loiseau. À l’inverse, 30% des CSP + ont voté pour la liste Renaissance de la République en Marche contre 11% pour le Rassemblement national. Le seul électorat qu’ils se disputent dorénavant est cette fameuse classe moyenne à l’intérieur de laquelle l’hétérogénéité sociologique s’accroît. On pourrait en rester à l’analyse classique du clivage de classe : plus on est aisé et plus on vote pour la République en Marche. Inversement, plus on est modeste, et plus on vote pour le Rassemblement national. Or, il faut y ajouter un clivage géographique qui se matérialise entre la France des métropoles et la France périphérique. Le vote en faveur du Rassemblement national s’inscrit dans le prolongement du vote FN et se renforce tendanciellement. Dans une étude de la Fondation Jean-Jaurès, Jérôme Fourquet souligne que ce vote gagne significativement en puissance quand on s’éloigne des grandes agglomérations pour atteindre un rayon de trente à cinquante kilomètres du centre.

Le verdict des gares

C’est dans ce « grand périurbain » que le mouvement des « gilets jaunes » a rencontré le plus d’écho car le degré de dépendance à la voiture (et la sensibilité au prix des carburants) comme le sentiment de relégation y sont les plus aigus. Ces ressorts y alimentent également un vote Rassemblement national très puissant et on notera que 40% des personnes se définissant comme « gilets jaunes » ont voté pour la liste Bardella.

Pour Jérôme Fourquet, l’électorat de la République en Marche apparaît comme le négatif au sens photographique du terme, du vote pour le Rassemblement national. Les grandes villes qui concentrent désormais l’essentiel des activités économiques et des créations d’emploi, constituent les points d’appui de la force macroniste. Il constate également que le fait d’être desservie ou non par une gare influe significativement sur le vote d’un bon nombre de communes comme l’avait montré Hervé Le Bras dans Le mystère français. Pour lui, « cette symétrie inversée au plan géographique, associée à une sociologie des deux électorats s’opposant terme à terme, illustre la puissance du clivage existant entre les deux composantes du nouveau du duopole dominant le paysage politique français ».

Chaque force a préempté ses espaces de prédilections. À la République en Marche, la France qui va bien, dans toute sa diversité géographique, au Rassemblement national, la France des territoires qui souffrent, désindustrialisée, isolée. L’affrontement politique se nourrit d’un net affrontement économique et géographique.

La Corse passe au vert

En Corse, cette analyse souffre de plusieurs limites. Le vote ne reflète pas d’un côté la Corse qui va bien et de l’autre celle qui souffre. D’abord, la greffe macroniste n’a pas pris et le vote pour le Rassemblement national s’appuie sur les ressorts plus classiques du vote d’extrême droite, liés notamment au risque de déclassement et à la question de l’immigration. Par ailleurs, l’affaiblissement de la droite comme de la gauche est davantage le résultat d’une captation de l’électorat par les nationalistes. L’observation des résultats montre un éclatement du vote entre les deux forces qui répondent à ses aspirations. Si le Rassemblement national fait ses meilleurs scores sur les zones littorales et principalement dans le bassin ajaccien, la périphérie bastiaise, l’Extrême-Sud et la Plaine orientale, il s’enracine selon les mêmes schémas économiques que sur le continent. Si la performance de la liste EELV emmenée par Yannick Jadot peut s’expliquer par la présence de François Alfonsi, le soutien de Femu a Corsica, et l’investissement personnel de Gilles Simeoni, elle répond à une préoccupation de plus en plus forte des insulaires. Et sur ce point, les nationalistes ont clairement préempté le sujet ne laissant aucun espace politique à ses concurrents.

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