Du temps de l’insouciance. Félicita. par Jean-Pierre Nucci
Chaque mois, notre magazine vous ouvrira une fenêtre sur l’univers de Jean-Pierre Nucci en publiant un extrait de son œuvre Du temps de l’insouciance, felicità. Page après page, l’auteur nous transporte dans l’Ajaccio des années 70, entre plages, brasseries et nuits festives, où l’insouciance et la liberté dictaient le rythme des jours. Nous vous invitons à savourer ici, chaque mois l’intégralité des chapitres.
Chapitre 2
Une image peu flatteuse
Aiaccio, début des années soixante-dix.
La plage qui s’étendait en contrebas de la place « Trottel » n’était pas considérée comme la plus belle, mais elle avait l’avantage de se situer dans la ville et, plus encore, près du domicile de mes parents. Je foulais son sable aux grains épais aux beaux jours. Déployée en bordure de la route qui menait à la Parata, un site remarquable sur lequel une tour génoise dominait les îles Sanguinaires, elle était prisée par les habitants du « u Forconu » un quartier à la démographie galopante où habitait une population ouvrière composée d’immigrés italiens et espagnols et aussi de Corses. Les amateurs de pêche trouvaient là leur bonheur, à la suite d’une sortie en mer ils déposaient leurs barques sur la pente terreuse qui reliait la plage à la promenade puis ils emportaient leurs moteurs sous le bras, des mécaniques à essence de 6 à 9 chevaux faciles à entretenir et à transporter. Je rêvais de posséder tout ce matériel, mais son prix restait inaccessible. Cela ne m’affectait pas car avec mon ami Jean-Jean nous empruntions sans permission un « Tabur » qui prenait l’eau et nous obligeait à écoper la cale pour ne pas couler. Cette minuscule barcasse était, nous semblaient-ils, abandonnée, on l’utilisait pour déposer des lignes mortes du côté du Parc Berthault, là où la roche se substitue au sable. Cette pêche ne relevait pas de la sinécure, au contraire, elle réclamait de l’ingéniosité. Il fallait d’abord se procurer des appâts, des petits poissons que nous attrapions à faible profondeur avec des épuisettes : gobis, baveuses, poissons de roche, que nous laissions se décomposer au soleil afin que leur chair devînt putride. Au crépuscule, nous embarquions l’écuelle à la main et nous ramions vers les fonds rocheux proches de la Guardiola, une balise qui indiquait aux navires de toutes catégories la présence de hauts-fonds. Si ce coin était craint par les navigateurs, il était pour nous le paradis. Le poisson foisonnait autour des blocs de roche. De surface comme le sar, la daurade, le loup et de fond comme la rascasse, le corb ou encore la barquette, le serran ou la vieille. Notre cible n’était pas ces catégories-là, plutôt de gros poissons visqueux ressemblants à des serpents appelés murène ou congre. Nous utilisions des lignes en nylon munies de gros hameçons sur lesquelles nous accrochions nos appâts. Cela fait nous les déposions dans des trous où il nous était espéré de ferrer du poisson. Chacune d’entre elles était reliée à un flotteur visible à la surface de l’eau afin d’être repérée en cas de dérive, puis une fois tout accompli, nous regagnions la plage avec l’espoir de ramener du poisson. La nuit qui s’ensuivait était courte, à l’aurore nous relevions nos lignes mortes avec fébrilité et impatience :
- Vas-y remonte la ligne ! Me dit un beau jour Jean-Jean.
- Impossible, c’est coincé.
- Essaye encore.
- Oh Hisse ! Oh hisse !
- Ça vient ?
- Non.
- Bon, tu tires pendant que je rame, on verra bien.
Bien que d’un calibre épais, le nylon me sciait les mains, mais mon opiniâtreté m’empêchait de renoncer. J’imaginais que nous eussions affaire à un gros spécimen. Certaines expériences nous avaient contraints à couper le fil à contrecœur. Le fait de perdre ainsi du matériel, le poisson et l’hameçon dont le prix vis-à-vis de nos poches vides s’avérait rageant. Ce jour-là ce ne fut pas le cas. Comme je l’avais anticipé, un beau spécimen avait commencé à lâcher prise. À force de tirer vers moi j’avais gagné un peu de longueur, Jean-Jean avait profité de cet avantage pour regarder par-dessus bord. Son étonnement avait été grand quand il avait aperçu, sous la coque, la tête d’un congre à 10 mètres de profondeur :
- Il est énorme ! Me dit-il.
- Prends le relais, j’ai mal aux mains !
Du sang avait giclé de mes doigts, j’avais haleté comme un coureur à pied, le congre avait résisté plus que de mesure :
- Rame vers le large ! Dépêche-toi, je fatigue. Me lança Jean-Jean d’un air désespéré.
- Tu as raison, il est énorme lui répondis-je après avoir regardé moi aussi par-dessus bord.
- Dépêche-toi, bon sang !
- Oui, oui.
L’émotion me fit paniquer, au lieu de ramer vers le large, je ramais vers la côte.
- Mais enfin ! Qu’est-ce que tu fais ?
- Me suis trompé.
- Bravo ! Maintenant il est retourné dans le trou.
- Je prends le relais.
- Tu parles, il est bien accroché, c’est foutu.
Les expériences précédentes n’avaient pas été aussi éprouvantes. Les poissons ferrés avaient été de plus petite taille, la pêche s’était avérée fructueuse et nous avait comblés de bonheur. Seule ma mère tempêtait contre moi, sa phobie des serpents m’empêchait d’en rapporter à la maison. La question cruciale avait été de savoir que faire du poisson. Dès que la mer se calmait, notre désir de repartir était fort. Jean-Jean qui restait le plus malin de nous deux, mon Ulysse, me suggéra une idée : « et si nous proposions ce poisson au propriétaire du restaurant ? » Il y avait un établissement non loin de là, construit sur bande rocheuse qui surplombait l’eau : Le Cabanon Bleu.
- Vas-y toi, tu es meilleur que moi.
J’avais voulu dire par-là plus volubile et moins timide. Ulysse était parti bille en tête. Après une approche prudente, il avait engagé une conversation avec le propriétaire, un homme pas très affable qui n’aimait pas qu’on traînasse près de chez lui, mais qui, par l’interprétation de sa gestuelle, avait semblé démontrer qu’il n’avait pas été réfractaire à un échange sur le sujet :
- Alors ? Lui demandais-je sur le moment.
- C’est gagné, 10 francs le kilo.
- Ce n’est pas vrai.
- Si je te le dis.
- Demain on y retourne.
Ce poisson-là avait fini par céder, il pesait 5 kg, nous avions décidé de partager 40 francs à deux et de dépenser les 10 francs restants en boissons. Nous avions commandé sur la terrasse même du restaurant, un sirop d’orgeat et une menthe à l’eau. L’impression d’être des caïds avait traversé nos esprits. De simples amateurs, en un tour de main, nous étions devenus des professionnels. Comme Perrette et le pot au lait nous nous étions laissé aller à des calculs. Avec de la chance et de la persévérance nos poches allaient se remplir sous peu. Le soir avait décliné et nous avions décidé de nous retrouver après l’heure du dîner pour finaliser les modalités de la prochaine sortie en mer. Dans mon esprit le était claire ; Dès le lendemain matin nous attraperions les appâts avec nos épuisettes, puis en fin d’après-midi nous déposerions nos trois lignes mortes près de la balise. Avec un peu de chance, nous récolterions encore cinquante francs.
Les jours de tempête, j’entendais depuis ma chambre le rugissement des vagues, elles se fracassaient avec force sur le sable. Ce vacarme traversait les parois des immeubles jusqu’aux confins du quartier et emplissait les demeures. Adieu veau, vache, cochon… Ce soir-là, j’avais fini par m’endormir sachant qu’il était inutile de me lever aux aurores.
*
La pêche est magique, emplit la tête, oriente l’attention sur la tâche à accomplir, un sentiment d’être coupé du monde occupe l’esprit. Les pieds dans la barque, on oublie ses tourments. Le mien allait être grand et m’empoisonnerait l’existence. Quelques années après cette expérience épique, l’Éducation Nationale avait mis fin à ma scolarité. Une décision lourde de conséquences, somme toute légitime car mes résultats scolaires avaient été médiocres. Je n’étais pas démuni d’intelligence pour autant, mon imagination galopait, j’étais en mesure de m’inventer des histoires de chasse sous-marine des heures entières, réfléchissant sur les lieux à explorer, de nouvelles méthodes à appliquer, toute une panoplie de comportements témoignait par ailleurs, dans les décisions les plus ordinaires, que je possédais des qualités cognitives. Malgré cela, le conseil de classe avait conclu que je n’atteignais pas le niveau exigé pour prolonger ma scolarité. Pour entrevoir l’avenir, il est préférable d’avoir une personne qui serve de modèle. Les enfants de notaires deviennent notaires, les enfants de médecins deviennent médecins, les enfants de comédiens deviennent comédiens etc. Au sein de mon entourage ce modèle n’existait pas d’où ma difficulté à me projeter, à anticiper, à imaginer la suite de mon existence. Mes hobbys étaient restreints : les filles, le ballon, la pêche. Les filles car elles nous sont indissociables, le ballon car il nous amuse, la pêche car on l’a dans la peau. Longtemps je m’étais laissé glisser dans cette pente sans réfléchir. Cette attitude s’en trouva remise en question le matin où mon père me convoqua pour m’annoncer que je devrais désormais gagner ma vie. Je compris sur le coup qu’il me faudrait travailler. Une réalité qui peut paraître cocasse quand on l’aborde avec de la distance, à l’âge adulte quand la carrière est acquise, que la famille est fondée, que le niveau des connaissances est élevé, mais avec moins de bonheur au moment où cela vous tombe dessus. On mesure alors la profondeur du fossé à franchir pour vivre de manière honnête et indépendante. Qu’allais-je faire ? Les poissons ne représentaient pas une fin en soi. Ils compensaient, deux sous par ci, deux sous par-là, la mer ne donne que ce qu’elle a, et ce n’est jamais assez. Je demeurais après coup deux années entières sans emploi durable. Quand l’opportunité se présentait, j’acceptais des petits boulots que j’abandonnais aussitôt au grand désespoir de mes parents. Sans passion, je ne pouvais construire une vie solide, c’était là le fondement de ma philosophie, ne rien sacrifier au plaisir de l’existence, quitte à en souffrir.
Être un cancre « ce n’est pas facile, on passe pour un imbécile et puis voilà. » Comme ils disent. Charles Aznavour. On descend l’échelle sociale, on perd la considération, on est moqué : « Tu n’es pas plus bête qu’un autre, tu peux réussir ! » S’insurgeait ma mère contre ma fatalité. Je n’y croyais pas moi-même. Par chance, j’excellais dans mes activités favorites, le ballon et la pêche, ce qui m’octroyait de la considération auprès des filles mais aussi de servir de modèle auprès des jeunes sportifs envoûtés par l’exemple du champion. Le mythe du héros antique restait tenace.
Capo-di-Feno, août 1981.
L’été tout passe, les comparaisons s’estompent, en maillot de bain on se retrouve à égalité. Et dans cet univers, cancre ou pas cancre, je nageais à mon aise, aussi bien qu’un poisson dans l’eau. Une circonstance dont je tirais profit à plusieurs égards. Contre toute attente, l’hiver précédent j’avais décroché grâce à mes facultés sportives un emploi de fonctionnaire dans l’administration hospitalière. Même si d’apparence aucun lien ne rattachait ces deux notions, elles se rejoignaient d’une façon curieuse. J’avais été engagé comme Agent des Services Hospitaliers contre la signature d’un contrat de sportif dans l’association de l’administration. C’était tordu, mais salvateur. Le boulot n’était pas contraignant, ennuyeux certes, mais peinard et m’octroyait une rémunération. Cette condition dura jusqu’au jour où une scène inattendue m’ouvrit les yeux sur l’image peu flatteuse que je renvoyais autour de moi. Cela s’était passé au mois d’août sur la plage de Capo-di-Feno. Un lieu où se trouvait une paillote emblématique nommée « Le Pirate. » Un établissement pittoresque, construit avec des rondins de bois, couvert de branches de palmiers dont le patron n’était autre que le grand frère de mon ami Jean-Baptiste avec lequel je partageais bien des choses. L’été il mettait à ma disposition une barque de marque Rocca munie d’un moteur de six chevaux afin que je puisse me consacrer à ma passion, la chasse sous-marine. En retour, je lui revendais le poisson à bas prix qu’il cuisinait pour ses clients. C’était le deal et il m’allait bien. En dehors du temps consacré à chasser avec mon arbalète, je m’adonnais aux plaisirs du sport et des jeux de cartes sous un soleil de plomb exposant ainsi la pâleur de ma peau de manière inconsciente.
Cette plage méritait le détour, beaucoup de personnes la considéraient comme l’une des plus belles de la rive nord du golfe d’Aiaccio. Sa singularité tenait à son aspect sauvage. Aucune construction n’enlaidissait ses alentours. Sa bande de sable fin, d’une blancheur éclatante, s’étalait sur une belle longueur, encadrée à ses extrémités par des roches granitiques de couleur ocre. Une palette de bleus peignait l’eau d’une limpidité confondante. Des bancs de sable s’étalaient çà et là. Une légende prétendait que des baroudeurs de passage la considéraient identique aux lagons lointains admirés dans les magazines à succès.
- C’est le Pérou ! S’écriait Nono notre aîné, à l’oreille de tous ceux qui se trouvaient à distance.
- C’est vrai que c’est beau.
- Le Pérou je te dis !!!
Le Pérou certes, mais ce lieu comportait un inconvénient majeur. Par mauvais temps, la tempête pouvait envoyer par le fond le meilleur des nageurs. On dénombrait à la belle saison des noyades dont certaines mortelles, aussi les marins évitaient de s’ancrer en ce lieu où la marée se laissait aller à des caprices. En un rien de temps, un quart d’heure tout au plus, le paysage changeait de physionomie, on passait du paradis à l’enfer. Des vagues d’une hauteur non négligeable se formaient en rouleaux et se déversaient sur le sable. Des courants se formaient de manière imperceptible. Il m’était arrivé de subir leur force par inadvertance. Il y avait là des circonstances défavorables à l’imprudence. Ce contexte angoissant cessait quand le vent disparaissait et que le calme revenait. Nous profitions alors de l’opportunité qui nous était donnée pour endosser nos habits de Péruviens.
Adonis en ces temps bénis, nos journées se succédaient et se ressemblaient en parfaite inconscience. Et ce fut au cours d’un jour radieux que je vécus une vilaine expérience. Je languissais sur ma serviette de bain, la tête vide comme celle des poissons que je pêchais, quand je ressentis ma peau se tendre, si bien que je décidais de me réfugier sous les palmes qui ombrageaient les tables. Appuyé derrière l’un des poteaux qui soutenait la structure en bois, personne ne pouvait supposer ma présence. Pas même le groupe d’étudiantes, des filles nées ici qui poursuivaient leurs études à Paris, qui se livraient aux commérages. Je tendais l’oreille afin de mieux entendre leur venin et, à mon grand étonnement, je saisis que celui-ci nous était destiné :
- Cette bande de Capo tout de même.
- Quoi ?
- Ils sont bien gentils, mais ils n’ont pas inventé la poudre.
Je me demandais si j’hallucinais, nous étions l’objet de critiques acerbes divulguées de manière gratuite et sans retenue par des filles que nous fréquentions depuis peu. Je restais interdit, ne sachant comment réagir, m’insurger contre ce faux procès ou me taire. Voyant que ce délire se prolongeait, j’avais décidé de rester planqué afin d’en entendre plus :
- Il n’y en a aucun qui détonne, à part faire les beaux, ils ne savent rien faire.
- On se demande ce qu’ils ont dans la tête. Sortis de leur contexte, ils n’ont rien d’extraordinaire.
- J’ai hâte de reprendre les cours.
J’étais surpris et désappointé à la fois, d’autant que ces piques étaient en partie lancées par ma petite amie du moment, laquelle, jusqu’ici, n’avait jamais montré aucun signe d’agacement envers moi. Et je me demandais pourquoi elle déblatérait ainsi, de manière aussi péremptoire et cruelle. Je décidais donc de crever l’abcès et dévoilais ma présence à l’improviste :
- Hé bien les filles je vous trouve bien sévères.
- Attends, on ne disait pas ça pour toi.
- Tu parles Charles.
Je ne désirais en entendre plus, l’émotion était trop forte, ma gorge se serra, je fus incapable de me défendre avec à propos, dans un mouvement désordonné, pathétique, je battis en retraite. La tête pleine de guêpes, je désertais la table pour l’eau, comme si le bain allait me débarrasser de ces insectes. J’allais prendre mon élan quand ma petite amie me héla :
- Ce n’était pas tourné contre toi.
- Ce n’est pas une raison.
- Ne sois pas susceptible allons ! La vie ne se résume pas à passer son temps à s’amuser à la plage.
- Je le sais, figure-toi.
- On ne va pas passer notre vie à se regarder dans le blanc des yeux.
Je restais interloqué, qu’espérait-elle m’apprendre par-là ? Nous nous étions trouvés depuis peu, je l’appréciais mais je restais sur mes gardes car j’avais conscience que dès la fin de l’été elle regagnerait la capitale afin de poursuivre ses études de droit. Ne sachant comment réagir à cette déclaration inopinée, je fis l’innocent :
- On est léger certes, mais, au moins, on est gentil.
- Ce n’est pas une vertu, être gentil, c’est insuffisant pour construire une vie décente.
- C’est mieux d’être méchant alors ?
- Ne sois pas de mauvaise foi, s’il te plaît.
- Bon, j’étais sur le point de me baigner.
Elle était accrochée comme le congre à l’hameçon sinon elle n’aurait pas usé de son temps pour me convaincre de changer d’avis. Et puis pour être honnête je n’envisageais pas de faire ma vie à ses côtés. Que croyait-elle ? Sur l’instant j’associais son attitude à une forme de délire jusqu’au moment où l’eau lava mon cerveau et, après réflexion, je me ravisais. Elle m’avait mis la puce à l’oreille, assez pour me forcer à cogiter sur mon sort. Je reconnaissais avoir été court : gentil ! J’aurais pu lui égrener d’autres qualificatifs comme bienveillant, honnête, mais mon désappointement avait été si grand qu’il m’avait ôté toute forme de repartie. D’ordinaire je n’avais pas pour habitude de baisser la garde, à tout le moins quand je combattais sur un terrain connu, la pêche, le sport, la politique, mais là, j’admettais être resté coi. Je possédais pourtant des arguments imparables susceptibles de lui en rabattre, notamment sur la philosophie qui conduisait nos pensées. Alors qu’en apparence tout portait à croire que nous entrevoyons l’existence de manière hédoniste, soutenus par la recherche du plaisir et l’évitement des souffrances, en réalité nous cultivions notre jardin ailleurs que dans les canons convenus, dans des domaines culturels comme la musique et le cinéma. Les soirs d’été, quand nous flânions à la terrasse de la brasserie, il nous arrivait de débattre sur des thématiques diverses. Comme du regard singulier porté sur la société par les réalisateurs de la nouvelle vague, Godard, Truffaut, Rhomer, Chabrol… Sur les délires de Bertrand Blier, la psychologie inhérente à la filmographie de Claude Lelouch, la qualité du cinéma italien, combien de fois avons échangé nos points de vue sur les chefs-d’œuvre d’Ettore Scola « Nous nous sommes tant aimés » ou de Luchino Visconti « le Guépard. » Il m’était resté en mémoire la scène mythique dans laquelle le nommé Chevalet, plénipotentiaire du nouveau gouvernement italien, s’était entretenu avec le Prince Salina :
- Mais Prince, je ne comprends pas, comment une île aussi belle peut comporter autant de misère ?
- Vous ne pouvez comprendre Chevalet… Toute cette ombre vient de cette lumière… Les Siciliens n’attendent rien. Et si vous intervenez en leur faveur, ils vous haïront quand même.
- Mais pourquoi ?
- Pour une raison simple, comme ils sont nés sur une terre bénie des dieux, ils se croient l’égal des dieux, parfaits et personne ne trouvera grâce à leurs yeux.
À peu de chose près, cette partie du texte résumait la psychologie insulaire. Il y avait dans la filmographie que nous exaltions une panoplie de sujets capables de nous faire réfléchir aux évolutions sociétales et à l’humanité. Des thématiques prisées par les Romains du temps où les sciences humaines l’emportaient sur les considérations scientifiques. Et nous aimions la musique. Les Beatles, Crosby, Stills, Nash and Young, Pink Floyd et consorts, mais aussi, et Bernard Lavilliers, Higelin. Des timbres de voix singuliers qui s’exprimaient sur des textes transgressifs et, de manière personnelle, Polnareff et Julien Clerc : « comme un volcan devenu vieux, la lave tiède de tes yeux coule dans mes veines malades. » L’élévation des textes nous émouvait comme la noblesse des images à l’instar de notre passion pour la beauté environnante. Dame nature représentait la perfection et dans nos esprits aucune intelligence ne lui était comparable. Quelquefois nous demeurions tard sur la plage à interpréter sur les notes jouées par Ulysse à la guitare sèche des morceaux que nous connaissions par cœur et qui correspondaient à notre vision de la marche du monde. Nous chantions sans nous soucier de rien, près du feu, car les nuits étaient fraîches même à la belle saison, et nous étions heureux de vivre ainsi.
La coccinelle que m’avait offerte une de mes cousines était garée sur le terre-plein, un soupçon de fraîcheur se fit sentir, signe que la journée faiblissait. Je récupérais mes clés de voiture dans ma sacoche dans laquelle j’avais entassé ma serviette-éponge et mon short de bain encore humide. Un malaise agissait comme un poids sur ma poitrine. Il était urgent que je quitte Capo pour m’en débarrasser. D’un geste mécanique j’introduisais la clé dans le Neiman ; un demi-tour de poignet, le moteur s’ébranla. Je tentais après coup de me concentrer, le tracé de la route le commandait, mais la bobine tournait, je ne pouvais m’empêcher de ressasser la scène de la plage, de détricoter l’argumentaire de ma petite amie qui, à vrai dire, ne me paraissait pas indifférente, tentant de comprendre comment nous avions pu en arriver là. Au moment où j’amorçais le virage où se situaient trois eucalyptus qui bordaient la route, je ressentis une immense déception, moi qui me pensais parfait, j’éprouvais maintenant un sentiment d’incomplétude. C’était rageant et alors que tout portait à croire que ma colère exploserait, une main miraculeuse se posa sur moi et m’ordonna de réfléchir de façon pragmatique ; il ne fut plus question de rancœur, de vexation, non rien de tout cela, j’entrepris de faire le point, de tirer une leçon de toute cette affaire. Une évidence me frappa, des armes m’avaient fait défaut pour nourrir mes propos, ces armes c’étaient les mots, les mains crispées sur le volant je m’en trouvais confus. Quand la route quitta l’anse de Minaccia, je reconnus que cette lacune me vulnérabilisait. Gentil…
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