Du temps de l’insouciance. Félicita. par Jean-Pierre Nucci
Chaque mois, notre magazine vous ouvrira une fenêtre sur l’univers de Jean-Pierre Nucci en publiant un extrait de son œuvre Du temps de l’insouciance, felicità. Page après page, l’auteur nous transporte dans l’Ajaccio des années 70, entre plages, brasseries et nuits festives, où l’insouciance et la liberté dictaient le rythme des jours. Nous vous invitons à savourer ici, chaque mois l’intégralité des chapitres.
Chapitre 3
La pêche à l’oblade
Aiaccio, début des années quatre-vingt. Plage de Capo-di-Feno. Paillote le Pirate.
23 heures. Pierre Toussaint et ses salariés s’affairaient à fermer la Paillote. Jean-Baptiste et moi-même leur prêtions un coup de main, bonne pâte, toujours disposés à aider. Nous étions sur cette plage à cette heure avancée de la nuit à attendre notre moment. Nous l’avions espéré plusieurs jours durant car la mer avait été forte jusqu’ici.
L’oblade, un petit poisson de surface, mordait avec voracité à la pleine lune. Pierre Toussaint donna la consigne aux deux jeunes employés de vaquer à ses occupations. Ils partirent sans se faire prier. C’était à notre tour de nous agiter. Nos pensées imaginèrent sans peine l’instant où nous lancerions nos lignes avec l’espoir de prendre quelques spécimens. La lune éclairait les lieux comme un phare breton, pas une vaguelette ne ridait la surface de l’eau, se présentaient à nous les conditions idéales pour passer une bonne soirée. Plus tôt dans la journée, Jean-Baptiste s’était chargé de veiller à l’essentiel : essence, gilets de secours, ancre, lignes, appâts. Nous entreprîmes d’abord de récupérer la barque adossée près de la dune, puis de la déplacer jusqu’à la mer. La manœuvre consistait à faire glisser sa coque sur un boudin en plastique puis à la tirer vers soi. Je soulevais la proue afin qu’il le plaçât au bon endroit, puis il saisit l’embarcation et commença à la tirer pendant que je la poussais depuis la poupe. La coque glissa sur le boudin sur toute sa longueur avant de retomber sur le sable. Nous recommençâmes l’opération, les muscles crispés, avec l’énergie de forçats :
- On y est, s’écria-t-il, les pieds dans l’eau.
- Pas trop tôt, lui répondis-je, les mains sur les cuisses.
- Le reste maintenant.
D’un pas décidé, nous nous dirigeâmes vers la cabane en bois qui jouxtait la Paillote où était rangé le moteur, les rames et le réservoir à essence. Je saisis l’engin à bout de bras, pendant qu’il s’occupa de la suite. Nous marchâmes ainsi dans le sable humide et frais :
- On est bon, me dit-il, sur le moment.
- Tu es sûr ?
- Si je te le dis !
- Et le Brumesu[1] ?
- Ah oui ! Attends, je vais le chercher, je sais où il est.
Le brumesu se composait de pain rassis trempé dans l’eau destinée à être dispersé à la surface de la mer afin d’attirer le poisson vers la barque. D’un coup d’œil, je l’aperçus revenir dans la pénombre. À la façon dont il se déplaçait de guingois sur le sable mou j’en déduisis que le récipient pesait son poids : « Ça empeste. Me dit-il en grimaçant. On n’a pas intérêt à croiser une gonzesse. » Il déposa le récipient dans la cale, puis nous embarquâmes sans frémir. La Rocca[2] fila vers le large. Nous naviguons à faible allure, trois à quatre nœuds, afin de ménager le système de propulsion. Cette prudence nous donnait l’occasion d’apprécier les effluves d’iode et de maquis et d’entendre les cris des bêtes alentour, grand-duc, renard, faucon… Le moteur quatre temps tournait bien, son bruit régulier, teuf, teuf, teuf, était agréable à entendre, nous voguions et cette magie nous donnait l’impression d’être des corsaires à la recherche d’un trésor :
- On brumesu par-là ? Lui dis-je au hasard.
- Non, on est trop près, on sera mieux plus loin, près du plateau.
- Tu en es sûr ?
- Aio ! Si testardu[3], assai !
- Ô stragnu[4] !
Nous étions lui et moi indissociables. À de nombreuses reprises il usait de patience pendant que je chassais au harpon ; sans la sécurité que sa présence m’apportait, jamais il ne m’aurait été possible de reconnaître les fonds marins. Nous poussions quelquefois les chevaux loin de nos bases, au-delà de la tour génoise, au large du golfe de Lava. La navigation se prolongeait des heures jusqu’à ce que nous trouvions le coin idéal. J’enfilais ma combinaison et j’entrais dans l’eau le fusil à la main. La profondeur à cet endroit, près de l’île nommée Petra Piumbata, était vertigineuse. Mes coulées duraient longtemps, ma flèche perçait les spécimens les uns après les autres, je chassais l’esprit en paix car j’avais conscience que je n’étais pas seul, Jean-Baptiste me surveillait les pieds dans la cale sous un soleil brûlant, muni d’un couvre-chef, une ligne à la main afin de tuer le temps. Certaines sorties s’avéraient plus sportives, nous manœuvrions alors à faible profondeur, lui au-dessus tenant la transmission pendant que je chassais en dessous adossé à la coque. Une erreur de trajectoire, l’hélice pouvait découper mes jambes. Afin de nous en prémunir, nous avions élaboré une parade efficace. Au moment opportun, je le repoussais avec ma palme et, dans la seconde, il coupait le moteur. Il m’arrivait de faire durer le plaisir, alors il s’emportait, vitupérait puis me menaçait de ne plus m’accompagner : « un dernier trou, j’ai vu un gros sar. » Ma passion était si forte que je le faisais lanterner sachant qu’il ne mettrait jamais cette menace à exécution. Maintenant sur la barque, c’était à mon tour d’être impatient car la pêche à la ligne m’incommodait. Alors que j’étais le maître sous l’eau, ce privilège ne m’était pas donné au-dessus. Nous finîmes par atteindre l’endroit idoine, un haut-fond rocheux où d’un avis unanime le poisson abondait : « vas-y lance le brumesu ! » Je fis la moue puis j’attrapai une poignée de pain humide dans le seau et je le lançai par-dessus bord :
- Si assaï délicatu ![5]
- Pouah ! Qui puzza[6].
- Imagine-toi auprès d’une jolie fille avec les mains puzzulinu, ha ! Ha ! Ha
Le brumesu coulait et se décomposait au contact de l’eau salée. Nous fûmes heureux et étonnés d’observer que l’astuce fonctionna dès lors que se firent entendre des clapotis significatifs, signes que le poisson rôdait près de la barque :
- Prends les lignes, on va se régaler. Lui dis-je tout tremblant d’émotion.
- Oh put…
- Quoi ? Ne me dis pas qu’on les a oubliés.
- Je crois que oui.
Le trajet retour paraissait long on naviguait à trois nœuds, conscient que nous n’aborderions le plateau avant longtemps. Nous étions dépités et déçus à la fois. Rater une belle pêche pour une étourderie me consternait. Nous atteignîmes la plage dans un état de crispation épouvantable. Jean-Baptiste releva le moteur afin que l’hélice ne s’abîmât au contact du fond sableux, puis nous hissâmes la barque à fleur d’eau avec hâte de récupérer les lignes. Je lui emboîtai le pas, pressé d’en finir :
- Je ne comprends pas me dit-il, je pensais les avoir rangées là hier soir.
- Regarde ailleurs, on ne sait jamais.
Nous entreprîmes de fouiller le moindre recoin de la cabane sans aucun égard pour les salariés et Jacky, un ami de la famille quelque peu bougon, qui dormaient, si bien que Pierre Toussaint déboula vers nous affolé :
- Enfin ! Ça ne va pas non ! Vous faites un boucan de tous les diables.
- On cherche les lignes. Lui répondis-je
- Quelles lignes ?
- Les lignes qui étaient là. Lui dit Jean-Baptiste on désignant du doigt la bassine vide.
- Je les ai rangés sous l’armoire !!! Cria Jacky depuis son lit.
Le temps de les récupérer, Pierre Toussaint réapparut un brin irrité : « faites-vous discrets à présent, il y a des gens qui dorment ici. »
Un novice ne pourrait avoir idée du nombre considérable d’impondérables à déjouer pour réussir une sortie en mer. Tout doit être préparé en amont avec minutie. Je devais avouer que dans ce registre nous étions lamentables.
Nous nous retrouvâmes enfin sur le plateau où, sans attendre, nous déversâmes du brumesu dans l’eau. La mer était toujours aussi calme, la lune brillait, on pouvait distinguer avec clarté la lisière des rochers qui bordent la côte et la botte au loin : « bientôt on dort là. » Le pain rassit coulait sans que rien ne se manifeste. Je doutais que nos amis les poissons ne se soient perdus dans l’immensité alentour, jusqu’au moment où, sans le pressentir, les clapotis se manifestèrent :
- Vite ! Vite passe-moi la ligne. Lui dis-je d’un air pressé.
- Attends ! Il faut amorcer les hameçons.
- Quoi ?
- Il faut amorcer les hameçons, je te dis !
- Donne-moi ma ligne, je m’en occupe.
Nous perdîmes un temps précieux à défaire les plombs car, dans ce type de pêche, le fil doit flotter à la surface de l’eau, puis à amorcer trois hameçons garnis d’une boule de pain mélangée à du Mont Dessert, un fromage à l’odeur pestilentielle dont les oblades raffolaient. Nous lançâmes le tout au milieu des clapotis. Très vite le fil frémit entre mes doigts, je tirais sec conscient que ces êtres voraces sont boulimiques. Trois spécimens s’étaient fait prendre et leur vivacité me procurait une immense émotion, Jean-Baptiste n’était pas en reste, il ferrait lui aussi sans mollir, ça mordait comme jamais, nous recommençâmes les lancés, jusqu’à ce que cette agitation s’arrêtât :
- Heureusement qu’on avait oublié les lignes, sinon on prenait toute la mer. S’écria-t-il content de lui.
- Que fait-on maintenant ?
- On rentre.
- Et le brumesu qui reste.
- Balance-le, les poissons le mangeront.
Jean Baptiste remit le moteur en route et nous rentrâmes à petite vitesse le sourire aux lèvres vers la plage. Malgré la lumière émise par la lune, nous éprouvâmes le plus grand mal à distinguer la Paillote qui, à cette distance, se camouflait à merveille dans le décor. Je lui suggérais alors de virer plus à droite, vers l’extrémité des tamaris[7], il s’exécuta et nous arrivâmes à enfin à bon port. La pêche avait été fructueuse certes, la soirée agréable, mais il nous restait à ranger le matériel et à remettre la barque à sa place. Je débarrassai la cale pendant que lui démontait le moteur qui se trouvait vissé sur le tableau arrière. Il tourna et tourna encore jusqu’à ce qu’il finisse par se libérer. Ce n’était pas le moment de tergiverser, la bête pesait son poids et celle-ci nous parut plus lourde qu’à l’aller quand la fatigue et l’inattention étaient inexistantes. Au signal, il le souleva par la tête, pendant que je l’attrapai par la quille. Nous le transportâmes à bout de bras jusque sur le sable où nous le déposâmes à plat, pas trop près de l’eau, sur une surface dépourvue d’algues. Je m’emparai ensuite des rames et les déposais près du moteur :
- Que fait-on du poisson. Lui demandais-je.
- Prends-le, ma mère ne le cuisinera pas et mon frère n’en voudra pas.
- Ça m’ennuie, on ne pourrait pas le donner à quelqu’un d’autre ?
- À qui ?
- Je ne sais pas, tu n’as pas une idée ?
- Non.
- Qu’est-ce qu’on va en faire alors ?
Notre morale nous interdisait de jeter le produit de notre pêche aux ordures, il était inconcevable de gaspiller la vie ainsi et, sans l’exprimer à haute voix, nous en conclûmes qu’à part le plaisir de la capture, rien ne nous obligeait à en prendre autant. À notre décharge, les oblades n’avaient pas lésiné sur les boules de pain. La connaissance du peu d’intérêt culinaire que portait ce poisson auprès des gourmets aurait dû nous alarmer. Maintenant dans le seau, il était inutile d’épiloguer, comme leur chair se dépréciait vite, il nous fallait les évider sans tarder. Mes mains puaient déjà le « Mon désert », je me désolais qu’elles empestent aussi leurs entrailles. Avant de les vider, je raclais leur flanc à l’aide d’un couteau à la lame bien effilée afin de leur ôter leurs écailles. À chaque passage ces dernières volaient et se déposaient sur moi, sur mon torse, sur mes cuisses. Quand nos petites amies furent dépourvues de leurs armures, je pris un bain dans l’intention de laver mon corps, la température de l’eau était délicieuse, j’en profitais pour traîner un peu :
- Dépêche-toi, il est tard.
- On n’est pas pressé.
- Je suis fatigué.
- C’est bon, j’arrive.
Après avoir retiré leurs entrailles, il nous restait à ranger le matériel. Cela fut fait dans la peine et l’impatience. Nous remontâmes la barque à l’aide du boudin, puis nous récupérâmes le moteur que nous transportâmes jusque dans la cabane en silence. Mes bras pliaient par moments sous le poids de la charge et mes muscles se tétanisaient sous l’effet de la répétition des efforts. Seul le seau plein d’oblades demeurait près de l’eau :
- Et ta grand-mère ? Elle aime le poisson ta grand-mère.
- Pas celui-ci, une fois mon grand-père en avait rapporté à la maison dans du papier journal.
- Eh bien ?
- Quand il le lui avait remis, elle le lui avait balancé sur la tête.
- Ha ! Ha ! Achète-toi un casque.
Je n’allais pas m’obliger à une dépense inconsidérée pour si peu. Nous décidâmes à notre tour de les emballer dans du papier journal que nous nous procurâmes sur le comptoir de la paillote. Quelque temps plus tard je poussais la porte d’entrée de l’appartement de mes parents le paquet à la main. Je gagnai la cuisine et je le déposai dans le bac à légumes du réfrigérateur. Le plus désagréable était de sentir ce mélange de fromage et de poisson sur moi, qui plus est, j’avais l’impression que cette puanteur se propageait comme un gaz volatil. Pour mon infortune, je ne pouvais emprunter la salle de bains à cette heure indue. Mes paupières se refermèrent sans prévenir. Au petit jour, mon père entra dans ma chambre et me secoua :
- Quoi ? Prononçai-je à demi éveillé.
- C’est bien toi qui as rapporté ce poisson ?
- Oui.
- La prochaine fois, tu nous épargnes ce genre de désagrément, ça empeste ! Tu as compris ?
- Oui.
Je m’attendais à cette réaction, la fenêtre était ouverte, je refermai les paupières et le sommeil me gagna à nouveau. Je dormis comme un bébé jusqu’au moment où l’ambata[8] se manifesta. Ce souffle marin aéra la pièce. Comme un fait curieux l’odeur du poisson avait disparu. Bien qu’à demi éveillé, je demeurais interloqué. La voix douce et chaleureuse de ma mère finit par me réveiller. Il me sembla qu’elle s’entretenait avec mon petit frère depuis la terrasse. Je bondis du lit les pensées confuses puis, après avoir enfilé un short, je m’engageai vers eux :
- Tu as bien dormi, mon chéri.
- Oui maman.
- Bonjour toi ! Dis-je à l’attention de mon jeune frère.
- Maman a jeté le poisson.
- Quoi ?
J’allais m’insurger contre cette initiative quand ma mère m’annonça qu’elle avait remis le produit de la pêche à mon grand-père, car lui-même connaissait une famille de condition modeste qui en consommait. Je ressentis sur l’instant un immense soulagement. Ainsi nous n’avions pas perdu notre temps. La pêche s’était avérée utile, mais je me fis la promesse de ne plus jamais la pratiquer. À quoi bon prendre du poisson si on ne peut le manger ? J’oubliais vite cette histoire car d’autres aventures m’attendaient, mes amis et moi-même avions projeté de nous rendre dans une boîte que tout Aiaccio fréquentait, le Week-End, où nous étions certains de nous amuser.
[1] Appât.
[2] Rocca : barque.
[3] Tu es têtu, tu sais.
[4] Acariâtre.
[5] Tu es bien délicat.
[6] Puanteur.
[7] Tamaris : petits arbustes que l’on trouve près de l’eau, résistant bien aux conditions climatiques.
[8] Ambata : brise légère dont le souffle se fait sentir en fin de matinée.
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