Django Reinhardt, une absence de 70 ans

Par Jérôme Camilly

Son parcours terrestre tient en quelques chiffres étriqués : 1910-1953, deux dates proches l’une de l’autre mais, c’est la seconde qui nous intéresse. Pensez donc, 70 ans nous séparent de Django. Pile 70 ! Cet homme-là est une légende, autrement dit, vérités et mensonges mixés, ce qui signifie aussi que les légendes sont acceptables, mais qu’il faut, auparavant, faire un tri sévère.

Faut savoir que Django s’invente quand bon lui semble. Il s’invente en même temps que jaillit de lui sa musique. Aucun frein ne peut brider sa virtuosité.

On dit déjà pour alimenter sa légende que, par nature, le petit manouche est fantasque et nonchalant.

Les inconditionnels pour affaiblir la critique sur son caractère, affirment, avec autorité, qu’il n’a jamais interprété un accord sans être inspiré…

Une improvisation peut s’évaluer à l’équilibre de ses proportions. Dans ce monde-là, tout le monde l’affirme, sa guitare, à elle seule, est un instrument polyphonique. Son jumeau l’a confessé à sa façon : « lorsque je jouais avec Django, j’avais l’impression d’avoir un philharmonique derrière moi ». Cette confidence est finement ciselée par Stéphane Grappelli. Qui pourrait être plus crédible que celui qui apporte une connivence à leur association, à leur liaison musicale qui est bien autre chose qu’un hasard heureux ?

On pense, bien sûr, à la perte de deux de ses doigts dans l’incendie de sa roulotte. C’était un 2 novembre 1928. En plus de la main gauche, tout le côté droit de son corps était atteint. Il en gardera une impressionnante cicatrice et seulement 3 doigts : le médium, l’index et le pouce. 

Comment comptabiliser cette musique qui jaillit quasiment à jets continus. Ne compter pas sur lui pour gérer sa carrière, si tant est que ce mot ait un sens pour le manouche.

Comment expliquer ce qui s’est produit entre le jazz et Django Reinhardt, sinon ce que le poète Jacques Réda appelle : « la collision entre deux trajectoires, celle de l’histoire et celle d’un destin ».

Comment expliquer que Django ait reçu ce don du ciel dans une famille élargie d’innombrables cousins où l’on est vannier ou maquignon et, où les femmes pratiquent « la chine » en faisant du porte-à-porte.

Lui, secoué par la musique syncopée venue d’Amérique, veut attirer la variété française vers le Jazz qui devient son nouveau territoire à coloniser. 

À l’évidence cette musique le mettait au monde.

Après avoir définitivement retrouvé l’agilité de ces doigts, il se réappropriait de nouveaux thèmes et surtout de nouveaux accords qui portaient sa signature. Jour après jour, Django inventait le jazz manouche.

Intuitivement le public sensible ne s’y trompait pas, il découvrait son génie dont la définition pourrait être quelque chose comme : « l’aptitude supérieure qui élève un homme au-dessus de la commune mesure ». Et, 70 ans après, la même fraîcheur, la même couleur demeurent.

Django est devenu une idole chez les gadjé (chez les non-gitans). Partout où il jouait, il déchaînait les passions à l’écoute de ses imprévisibles improvisations. Il est vrai qu’il appartenait à une société ou rien n’est écrit. L’autodidacte est préparé à ce qu’une chose – en principe immuable – ne soit jamais la même. Il accommode sa vie comme il improvise sa musique. Un exemple, parmi une foule d’autres, Django arrive le 3 novembre 1946 à New York invité par Duke Ellington. Ils doivent, ensemble, faire une tournée à travers quelques grandes villes dont Chicago, Saint-Louis, Détroit, Kansas City, Pittsburgh et quelques autres dont deux soirées au prestigieux Carnegie Hall, les 23 et 24 novembre 1946. Le 23, le public lui fait un triomphe, mais le lendemain le temps se gâte, le manouche oublie carrément le concert. Le Duke le fait chercher partout… vainement. L’histoire est simple à raconter : le 24, dans l’après-midi, il rencontre le boxeur Marcel Cerdan et, dans le plaisir d’échanger en français, arrosé de quelques verres, il en oublie son rendez-vous avec le public new-yorkais. Les Américains ne lui pardonneront pas ce qu’ils qualifieront d’attitude arrogante. Ceux qui veulent excuser le seul manquement de sa vie à la musique parlent de désinvolture et d’un tempérament fantasque. 

Il faut savoir que Django a l’art de la complexité cachée sous une apparente simplicité.

À son retour des États-Unis, il n’est pas vraiment affecté mais pour se consoler quand même, il enregistre avec son fidèle compagnon Grappelli, et puis, dans le même mouvement, il achète une voiture Lincoln et une caravane et, disparaît quelques mois dans la vie des campements. En fait, après la parenthèse américaine, il renoue avec les siens. Comme toujours, ses parcours sont multiples. Et comme ceux de son peuple, Django était le reflet de la diversité du monde. 

Quarante-trois ans d’une vie mouvementée en témoignent. Et c’est ainsi qu’un peu plus tard il se réinstalle à 60 km de Paris, à Samois sur les bords de Seine où il partage son temps entre la pêche à la ligne, les parties de billard, sa famille, ses amis, la musique et, nouvelle venue dans son existence : la peinture. 

À propos de sa disparition il existe deux versions… comme si une ne suffisait pas !

Après une partie de pêche, il fait une halte au café où il bavarde avec ses amis quand il est frappé de congestion. Nous sommes le 16 mai 1953.

L’autre « fin de partie » est plus dramatique. Il prend le train à Paris en direction de Samois. Arrivé à proximité, il ne trouve pas de taxi pour achever sa course. Alors, il fait les cinq derniers kilomètres à pied sous un ciel menaçant. Parvenu à destination, il s’arrête chez son ami Fernand, commande un café, mais à peine a-t-il porté la tasse à ses lèvres qu’il a un malaise et s’évanouit…

Enfin, pour faire un bilan express d’une existence brève, Franck Ténot, chroniqueur de jazz avisé, fait une seule petite phrase : « accident génial et sans lendemain ».

Soixante-dix ans après, ses quatre mots n’ont pas vieilli.

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