CHOISIR LA LIBERTÉ DE MOURIR

NAVALNY LE CHOIX CORNÉLIEN

L’héritage culturel du théâtre en France a laissé cette expression d’un « choix cornélien », en référence donc au théâtre de Pierre Corneille : c’est le choix impossible entre deux alternatives opposées qui présentent toutes deux des avantages et des inconvénients importants. 

Par Charles Marcellesi, médecin 

Rappelons le contexte historique : selon Paul Benichou dans Morales du grand siècle » (xviie s.), Corneille expose dans son théâtre les idéaux d’une aristocratie tous nourris d’esprit de féodalité et de littérature courtoise, mais qui sent qu’avec Richelieu puis Mazarin s’installe un pouvoir qui deviendra vite absolu sous Louis XIV et qui trouvera ailleurs ses coordonnées sociales et mentales : morale chrétienne rigoureuse de Pascal et Racine, et celle plus mondaine, portée à composer et confiante dans l’ordre social du nouveau Régime, que l’on trouve chez Molière. Corneille dut se rappeler au nouveau pouvoir, qui ne lui payait plus sa rente annuelle, en composant une œuvre ultime : Surena (1674) ; elle met en scène le général parthe qui défit à Carrhes les légions romaines du vénal Crassus, décimées par les nuées de flèches que leur adressaient inlassablement et par assauts successifs les habiles cavaliers parthes, et qui offrit ainsi le trône au roi Orode. 

Dans la pièce de Corneille, ce dernier veut imposer un mariage politique à Surena qui aime une autre femme. Surena, dont le prestige fait ombre par ailleurs à Orode, ne cède pas à son désir et va s’offrir à la mort. Lacan, dans le séminaire Les quatre concepts de la psychanalyse, développe la problématique du « choix aliénant », tel « La bourse ou la vie», lorsque le choix d’un des deux termes (ici la bourse) entraîne la perte des deux. En fait le choix est entre le sens et l’être: si vous choisissez le sens c’est au prix de l’effacement (aphanisis) de l’être.

« Navalny, décidant en gagnant les geôles de Poutine d’y trouver une mort certaine après avoir échappé à une tentative d’empoisonnement nous montre que le choix peut se faire hors inconscient et hors refoulement par sublimation… »

LE SENS DE LA MORT

Il est clair pour Lacan que ce choix vient de la soumission de l’animal humain à l’ordre du langage : chez celui-ci, le choix obligé du sens fait que le sens ne subsiste « qu’écorné d’une partie de non-sens » et c’est ce non-sens qui va constituer un inconscient pour la réalisation d’un sujet ; sera alors appelé sujet ce qui est représenté par un premier signifiant (en linguistique partie matérielle du signe, phonème, mot ou écrit) dit unaire et cela auprès d’un deuxième signifiant dit binaire; le signifiant unaire, de vie, est celui des attributs du sujet, ce qu’une famille attribue à l’enfant qui vient de naître, soit le monde de désir le concernant dans lequel il baigne en recevant un nom, un rang dans la fratrie, etc. 

Le signifiant dit binaire, de mort, appartient à une batterie de signifiants qui conservent les traces de l’histoire de l’individu concerné, mais sans qu’elles aient pris sens, constituant, ce que peut révéler une psychanalyse, « les déterminants de toute la conduite du sujet » : c’est le non sens du signifiant, son savoir inconscient, effacé de la conscience par refoulement mais dans l’attente qu’un incident dans l’ambiance lui permette d’être aussitôt réactualisé (« L’inconscient est du non réalisé ») et induisant donc des conduites de répétition. Celles-ci ne cesseront que lorsque le sujet aura compris à quel signifiant – non sens, irréductible, traumatique – il est assujetti : cette opération se fait dans une cure selon un temps logique, le « temps de voir, le temps de comprendre, le temps de décider », et pour illustrer notre passion pour l’ignorance qui vise le savoir inconscient, on peut rappeler l’usage maintenant ancien des vieux appareils photographiques : des clichés pris et inscrits sur une pellicule (« temps de voir »), celle-ci pouvait rester des années au fond d’un tiroir jusqu’à ce que l’on décide de la développer (« temps de comprendre ») ; dans la chambre noire, le cliché au début était également noir, puis petit à petit se précisait le « négatif » et enfin advenait la restitution du cliché initial (« temps de décider »).

LA LIBERTÉ ET LA FLÈCHE DU PARTHE

Pour revenir au théâtre, c’est chez Claudel (L’otage), que l’on trouve un personnage, Sygne de Coûfontaine, qui illustre l’extrémité, dans le cadre historique de la Terreur, qui conduit à devoir choisir la mort pour garder sa liberté. Le personnage inventé par Claudel semble agir selon une compulsion de répétition névrotique dont le ressort est en grande partie inconscient. 

Dans l’actualité récente, Navalny, décidant en gagnant les geôles de Poutine d’y trouver une mort certaine après avoir échappé à une tentative d’empoisonnement, nous montre que le choix peut se faire hors inconscient et hors refoulement, par sublimation, pour l’exemplarité et pour l’honneur de son peuple aliéné par un tyran et son gang. L’effet de son sacrifice sera peut-être celui désigné par l’expression littéraire de la « flèche du parthe », venue de l’habileté des archers-cavaliers à tirer une dernière flèche mortelle pour l’ennemi en semblant quitter le combat.

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