La France en quatre

Par Vincent de Bernardi

Dans une étude inédite, l’institut Montaigne et Elabe dressent le portrait d’une « France en morceaux ». Alors que la crise des gilets jaunes s’éternise, que la défiance à l’égard des élites atteint des niveaux inégalés, que les inquiétudes économiques et sociales s’accentuent, la France d’Emmanuel Macron semble tellement divisée, fracturée, qu’on peine à voir comment elle pourrait se (re)mettre en marche. 

Riche de 120 questions posées à un échantillon de plus de 10 000 Français, ce baromètre des territoires révèle, comme le souligne Bernard Sananes, président d’Elabe, que les fractures sociales sont plus déterminantes que les fractures territoriales pour comprendre les parcours de vie des Français.

Comme souvent, il y a chez les Français un paradoxe. S’ils expriment majoritairement un sentiment d’injustice et d’inégalités, ils se disent personnellement plutôt heureux dans leur vie privée. C’est le cas de 73% d’entre eux et 6 français sur 10 reconnaissent avoir choisi la vie qu’ils mènent. Ils sont 66% à dire qu’il fait « bon vivre dans leur quartier ou leur commune et 59% à reconnaître que l’endroit où ils vivent va plutôt bien.  Dès que l’on quitte la sphère privée et locale, les jugements sont profondément dégradés. Société injuste où l’ascenseur social ne fonctionne plus, nostalgie de la société dans laquelle vivaient leurs parents, pouvoir d’achat en berne, tous les ingrédients de la révolte des gilets jaunes sont là.

Pour autant, et c’est l’un des enseignements majeurs de cette étude, la France reste pour les enquêtés un point d’ancrage, une référence identitaire avant même le territoire dans lequel ils vivent. 73% se disent attachés à la France. 52% à leur commune, seulement 34% à l’Union européenne.

La perception du territoire

Toutefois, les perceptions et les jugements varient profondément en fonctions des catégories sociodémographiques. Les auteurs de l’étude ont identifié quatre populations de Français en fonction du rapport qu’ils entretiennent avec leur territoire. S’ils se disent majoritairement heureux, ils n’ont pas tous choisi de vivre là où ils vivent. C’est ce rapport à la mobilité qui permet aux auteurs de segmenter la population. Ce sont les Français dit « sur le fil » qui représentent le plus gros contingent. Ils expriment une envie de mobilité sociale et territoriale mais sont confrontés à la difficulté d’y arriver et à s’affranchir de leur situation socio-économique et des inégalités territoriales. Un peu plus de la moitié se dit pessimiste. Politiquement, ils sont à 52% sans préférence partisane et 32% votent blanc ou s’abstiennent aux élections.

Dans la deuxième catégorie, on trouve des « Français assignés ». Ils sont 25%, bloqués géographiquement et socialement par un faible capital économique, social et culturel. Assignés à leur territoire, ils subissent de plein fouet les inégalités sociales et territoriales. Leur quotidien est sous contrainte constante, ils vivent à l’euro près. 72% bouclent leurs fins de mois avec difficulté, 73% ont renoncé à des soins médicaux en 2018. Un sur deux se dit malheureux et 64% ont le sentiment de ne pas avoir choisi leur vie. Enfin, ils estiment très majoritairement (97%) que la société est injuste, que la réussite sociale est jouée d’avance. Ils ont, sans surprise très pessimistes (92%) sur l’avenir de la société française. Ils soutiennent, plus que les autres, les mouvements populistes.

Sédentaires et affranchis

Les « Français enracinés » constituent la troisième famille. Ils sont 22% à faire « le choix résolu d’un enracinement » dans leur territoire. Pour eux, la « bulle personnelle » est « un bouclier qui les protège de la violence sociale ». Ces Français sédentaires, goûtent au bonheur de « vivre au pays » et n’aspirent pas à la mobilité, ni géographique, ni sociale. 90% considèrent qu’il fait « bon vivre » dans leur quartier ou leur commune. Et 77% ont le sentiment d’avoir choisi leur vie. Ils incarnent une France modérée, mi conservatrice, mi progressiste mais sans excès.

La dernière famille est celle des affranchis des contraintes territoriales et sociales. Elle représente 21% de la population. C’est la France qui va bien. Les affranchis sont mobiles, urbains, capables de tirer parti sinon profit des évolutions de la société, européens. Ce sont un peu les « premiers de cordée » de la macronie.

Dans leur analyse, Bernard Sananes, fondateur d’Elabe et Laurent Bigorgne, directeur de l’institut Montaigne parlent d’une France en morceaux ou bonheur privé coexiste avec malheur public et soulignent la difficulté mais aussi l’urgence pour les pouvoirs publics, de les recoller.

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