Xavier Emmanuelli, médecin aux semelles de vent

Originaire de Zalana en Castagniccia par son père et du Sartenais par sa mère, le fondateur du Samu social, aussi ancien secrétaire d’État à l’action humanitaire a vu bien des douleurs et des peines en France et à travers le monde. La Corse, la famille ont contribué à donner un sens décisif à son parcours.

Par Véronique Emmanuelli

Xavier Emmanuelli, médecin, co-fondateur de Médecins sans frontières en 1971, fondateur du Samu social de la ville de Paris en 1993, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, en charge de l’Action humanitaire d’urgence de 1995 à 1997, fondateur du Samu social international en 1998, président du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées jusqu’en 2015, ne se livre pas volontiers au rituel des questions réponses, peut-être facile mais souvent frustrant. Les frontières y compris discursives ne sont pas son lot. Le dialogue se conçoit à force d’humour, d’émotion, de proximité sensible.

D’emblée, il permettra aussi de recréer une intimité forte avec les siens et la Corse. « Mon père était de Zalana à l’extrémité de la Castagniccia. Ma mère, quant à elle, était originaire à la fois d’Aullène et de Propriano. Son nom de jeune fille était Bozzi. Ma grand-mère maternelle était une Ghénardi, un patronyme qui a quasiment disparu aujourd’hui », confie-t-il. L’île met en lumière une force secrète qui retient l’individu tout au long de son histoire personnelle. « Pour mes parents, il était très important de revenir au village. Enfant, adolescent, je passais toutes mes vacances à Zalana. Il n’était pas question d’aller ailleurs », confie-t-il. Le scénario inclut une logique d’appartenance, et dans le même mouvement, dessine la silhouette d’une vieille dame. « Pour mon père, c’était l’occasion de retrouver sa grand-tante. Elle connaissait très bien les plantes et leurs vertus. Elle avait des talents de guérisseuse, aussi. Elle jouait le rôle de sage-femme au village. Le médecin ne montait pas jusque-là haut à l’époque. Je crois qu’elle a exercé une influence décisive sur la carrière de mon père. Celui-ci a d’abord pris le chemin de l’école normale. Il est devenu instituteur puis, il s’est engagé, avec succès dans un cursus d’étudiant en médecine », raconte Xavier Emmanuelli. On comprend mieux en remontant le fil des générations.

Compagnons de route

Depuis la Corse et le village, une sorte de mécanique irrationnelle se met en place également. Elle fonctionne jusqu’à Paris où vivent les Emmanuelli et donne forme à des cheminements émotionnels complexes. « Ma mère affirmait avoir des prémonitions ». Elle a ses formules précises, bâties à l’économie des mots. « Certains matins, elle se levait et nous disait ahu sugnatu/ j’ai rêvé. Elle racontait aussi des tas d’histoires terrifiantes. Nous avons été élevés dans un univers magique. » Ce contexte amène à atteindre un certain niveau d’imaginaire. Dans le même temps, Xavier Emmanuelli réagit au monde qui l’entoure. « À l’époque, il y avait la guerre du Vietnam. Il y avait eu l’Algérie et la décolonisation. Nous étions jeunes et nous étions très politisés. » Ses grands hommes jouent un rôle puissant de boussole. « J’avais réalisé une grande fresque que j’avais installée dans ma chambre. Tous mes héros, de Saint Ex à Pasteur jusqu’à Trotski en passant par Joseph Kessel y étaient représentés. Ils racontaient chacun à sa manière un pan de la grande aventure humaine. Je suis persuadé, encore maintenant, que les adolescents doivent disposer d’une galerie de portraits composée des gens d’action qui ont fait le monde », assure-t-il. Comme autant de compagnons de route. Il se dit volontiers imprégné à cette période « par une sorte de catholicisme sociétal. Ma mère avait une dévotion particulière pour la Vierge ». Cela ne l’empêche pas de se « sentir plutôt en phase avec le communisme, mais un communisme romantique qui conduit à faire la Révolution ».

Très vite, il se rend compte qu’il préfère l’imprévisible, la liberté à une carrière prédéterminée. Il faut passer à autre chose. « J’ai rêvé et je voulais l’aventure. J’avais envie de bouger. Je n’imaginais pas faire carrière comme mon père dans un cabinet ou bien à l’hôpital ». Au contact de son médecin de père, il a pourtant saisi quelque chose de l’essence et l’importance de l’existence. « Il était installé à La Varenne. Il comptait de nombreux Corses dans sa patientèle. » Certains paient la consultation, d’autres pas. Le fait a peu d’importance.

Les chemins de la générosité

Le docteur Emmanuelli trace sa route en toute générosité, avec une sorte de superbe innocence. « Mon père comprenait les pauvres parce qu’il avait lui-même été pauvre. Il avait été élevé par sa mère. Pour gagner de quoi nourrir ses deux fils, Antoine et François, elle effectuait chaque jour de petits travaux de couture. Il faisait preuve de bonté, de tolérance naturellement. Une de ses phrases m’a beaucoup marqué. Il disait, dans la vie, il n’y a pas de salauds, il n’y a que des enfants perdus. Pour ma part, j’ai connu de grands salopards. Mais, il ne voulait pas entendre parler de ça. »

La vie avance et rien ne s’efface. Xavier Emmanuelli retient la leçon paternelle et les autres. « J’ai d’abord été façonné par ce personnage et par mes personnages mythiques. » Pierre Hugenard, l’un des fondateurs du Samu et le « patron » un temps du jeune médecin, trouvera à son tour sa place dans ce groupe. Xavier Emmanuelli vivra encore des expériences intimes, essentielles, en tant que médecin dans la Marine marchande. Les souvenirs de mer ramènent à des paquebots transatlantiques, à des navires câbliers ou à des plates-formes pétrolières. « Nous nous retrouvions complètement isolés au beau milieu du Pacifique. Les communications se réduisaient à un signal radio, parfois. Par la force des choses, j’ai été amené à réaliser quelques actes médicaux héroïques. » Certains seront plus décisifs que d’autres. « J’étais à bord d’un navire qui faisait route vers les Antilles. Au large de Madère une chaudière a explosé. J’étais alors sur le pont. J’ai vu arriver des gens complètement brûlés. J’ai tout de suite compris que je n’étais pas équipé pour les soigner. J’ai demandé au commandant de détourner le navire vers le port le plus proche. Les pourparlers ont duré. Nous avons fini par accoster à Funchal. Je me suis rendu au service de réanimation de l’hôpital. Les équipes n’étaient pas mieux loties que nous. »

Quelques heures plus tard, grâce à l’intervention du consul de France, un avion sera affrété afin de rapatrier les deux blessés les plus sérieux à Paris puis à l’hôpital Saint-Luc à Lyon. Xavier Emmanuelli est du voyage. Il interrompt sa navigation non sans déclencher la colère du commandant. Ses patients seront sauvés. « J’ai repris le train jusqu’à Paris afin d’aller rendre des comptes à la compagnie maritime. Je m’attendais à être très mal reçu. Ce ne fut pas le cas. Le directeur m’a accueilli en me disant, docteur vous êtes un héros. C’est à partir de ce moment-là que j’ai pensé à créer une cellule de médecins couplée à un organisme de presse et qui interviendrait partout dans le monde dès qu’il y aurait un sale coup. »

Sang neuf

Dans cette optique, il multiplie les contacts avec des médecins, des journalistes à l’image de Georges de Caunes, des membres de la revue Tonus. Bernard Kouchner est aussi, entre autres, de la partie. Les porteurs du projet trouvent une part de leur inspiration du côté de la Croix-Rouge internationale. Ils s’interrogent sur « la notion de frontière en lien avec les pauvres, les homos, les femmes battues. À l’époque, nous avons privilégié la géographie ». Puis viendra en 1980, neuf ans plus tard, le « schisme avec Médecins du Monde ». Entre temps, Xavier Emmanuelli a monté une école d’anesthésie au Cambodge, une autre au Cameroun. Il vivra beaucoup de guerres au Zaïre, au Salvador et ailleurs. Il verra mourir des épidémies comme la variole et assiste à la naissance du Sida. « Je l’ai vu évoluer en Afrique, puis je l’ai suivi en Europe. » Il est désormais médecin chef à Fleury-Mérogis. Dans cet environnement, le Sida se transmet surtout « lors d’échanges de seringues. Mes détenus avaient vingt ans et ils mourraient les uns après les autres. J’étais bouleversé. Je me suis intéressé à toute cette grande exclusion ». En parallèle, il « se pose des questions ; qu’est-ce que la pauvreté, la précarité ? Je me suis souvenu que j’étais un militant dans ma jeunesse. » En 2011, dans le cadre du projet santé mentale, l’étude réalisée sur les gens à la rue. Le projet santé mentale démontre que « 30% de ceux-ci ont des problèmes de santé psy lourds, avérés non traités on l’oublie souvent ». Avec sa consœur Suzanne Tartière, il met en place des équipes mobiles qui iront à la rencontre des plus démunis. « Nous avons beaucoup travaillé sur cette forme précarité. »

Au chevet des migrants

Il aura aussi affaire « aux migrants qui arrivent avec des familles et des enfants » et, dans le même élan se confrontera « à des structures sociales dépassées et à des politiques qui n’avaient pas envie d’entendre parler de ça. Le social, c’est le premier budget dans lequel on coupe ».Il claque d’ailleurs la porte du Samu social de Paris « qui était mon bébé », dès que l’État annonce une réduction sévère des moyens consacrés à l’hébergement d’urgence.

Il reste persuadé que la Corse comme la Creuse peuvent trouver leur compte en accueillant des migrants, à condition que la France et l’Europe le veuillent. « À condition que ceux-ci ne débarquent pas en masse. Il y a de la place pour une ou deux familles avec des enfants par commune. En outre, il faut un apport de sang neuf. » Il plaide toutefois pour une hospitalité maîtrisée. On agit « en sachant ce qu’on fait, en étant un peu cynique. Qu’est-ce que tu vas apporter à mon pays ? ». Il faudra s’attendre un jour ou l’autre à recevoir des « déplacés climatiques aussi. Le changement de climat sera irréversible. On ne reviendra pas en arrière ». Son souhait est, dans tous les cas, « qu’on ne renvoie pas les gens chez eux comme des sacs de patates », mais plutôt en leur disant, « retourne construire ton pays et je vais t’aider ».

Quant à ses confrères, il assure que leur parcours doit être trépidant. « Il est important que les médecins soient mobiles, qu’ils sortent de leur bureau, qu’il aillent à la rencontre des gens. » Ce qui revient à garder à l’esprit la définition de la santé selon l’OMS, « un état de complet bien-être physique, psychique et social », conclut-il.

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