Vocero, paghjella et art lyrique: Les reflets de l’univers mental

Psycho

L’apparition concomitante dans la première moitié du xxe siècle de trois ténors corses de renom (Vezzani, Micheletti et Lucioni) pose la question de l’affinité et des conditions de compatibilité des arts vocaux corses avec l’art lyrique international. Cela renvoie à la psychologie sociale.

Par Charles Marcellesi / Médecin

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Dans les arts vocaux de la société traditionnelle en Corse existe une nette répartition selon le sexe : aux femmes la berceuse et plus encore le vocero de la vendetta, aux hommes la paghjella. Ils n’ont pas du tout la même fonction : le vocero est l’appel à venger le sang versé, comme modalité d’une justice familiale et privée, la vendetta ; la paghjella, avec des voix masculines, s’inscrit plutôt dans un contexte d’apaisement un peu comme les joutes improvisées du chjami e rispondi et ses provocations ludiques qui ne prêtent pas à conséquence. La paghjella, de transmission purement orale, d’essence profane même s’il existe une production liturgique au Moyen Âge, et le vocero, sont tous deux un héritage des premiers Indo-Européens arrivés en Corse, dès le troisième millénaire avant J.-C. (culture du Terrinien); en effet, la vendetta est une institution indo-européenne, et l’on retrouve dans la structure de la paghjella l’idéologie trifonctionnelle des Indo-Européens : la fonction guerrière pour U bassu, la voix la plus grave représentant la force, la fonction productive pour a seconda, comme illustrant la sagesse, confiée au chanteur principal qui entonne le chant, enfin la fonction magico-religieuse pour a terza, la beauté, rendue par la voix du chanteur la plus haute et en charge de l’ornementation. Remarquons ici que dès la naissance de l’opéra, par exemple chez Monteverdi, la vocalise vient signaler l’approche du divin : dans L’Orfeo, le héros vocalise et ornemente le chant dès qu’il s’aventure dans le domaine des dieux. Quant au castrat, il s’agit d’un monstre sociologique, découvert parmi les eunuques de l’église mozarabe qui leur confiait la mission de faire entendre la voix de l’ange dans la liturgie, et qui tomba dans le domaine profane de l’opéra après un passage par la chapelle Sixtine.
Opération castrats
Des interprètes contemporains comme Cécilia Bartoli ou Franco Fagioli, hier Marilyn Horne, donnent une idée de leur technique et de leur virtuosité, et nous rappelleront l’engouement qu’éprouvait le public corse averti dans les années 90 pour l’un des rares castrats naturels, Paulo Abel Do Nascimento. La virtuosité dans l’opéra remplissait dès son apparition une fonction idéo- logique, celle de montrer l’ineffable félicité (Jouissance infinie, dite Autre en psychanalyse) à côtoyer les personnages de dieux ou de Héros tirés de l’arsenal de la mythologie et de l’histoire gréco-romaines et incarnés par des castrats, avatars sur scène du monarque de droit divin présent dans sa loge et détenteur d’un pouvoir souverain absolu. Il se murmure à Bonifacio que le nombre important des hôpitaux dans la cité à la même époque pourrait s’expliquer par une spécialisation dans un certain type d’opération… Parcourons à grands traits l’histoire de l’opéra pour parvenir à l’époque qui nous intéresse, celle des trois ténors corses : vint Mozart, et sa restitution définitive des rôles à des voix naturelles sexuées, dans des œuvres oscillant entre tragédie et comédie et agencées autour d’un médiateur (décepteur) entre les sexes et les classes sociales (Figaro des «noces», Don Juan, ou… La Flûte enchantée). Il préconisait également l’approfondissement des motivations psychologiques (ce que Michel Foucault appellera le « pouvoir des disciplines », les techniques d’introspection nées dans des congrégations religieuses avant de diffuser dans la société civile). Rossini essaya de sauver dans ses opéras seria les formes de l’opéra baroque ; mais ce fut avec un de ses opéras buffa « à décepteur », La Cenerentola, que fut inauguré en 1827 le théâtre San Gabriellu d’Ajaccio.
Une certaine intemporalité
Après Rossini l’opéra romantique promut la voix du soprano, d’abord dans des emplois de reines (Donizetti), ou à l’occasion, en France, de l’évocation de conflits éthico-érotico-religieux (La Juive d’Halévy ou L’Africaine de Meyerbeer…), avant que Verdi n’installe tout le monde dans un univers souvent plus bourgeois sans dédaigner la référence aux grands classiques (Shakespeare, Schiller) et en traitant équitablement toutes les tessitures. Il partage avec Wagner la conception d’opéras nationalistes. C’est ainsi que l’on en arrive après la brève période de la scapigliatura («échevèlement») à l’opéra vériste qui confie le rôle principal au ténor, productions dans lesquelles s’illustreront particulièrement nos trois ténors corses (à l’instar du modèle absolu: Caruso), et dont les thèmes favoris (dans Cavalleria Rusticana, Pagliacci, ou Il tabarro) sont des histoires d’honneur, de vengeance et d’adultère, bref des « tragédies plébéiennes », en résonance finalement avec l’univers mental de la société corse traditionnelle. Comme le note Rodolfo Celletti, la technique de chant évolue alors notablement, souvent centrée sur le «passage» entre les registres, du médium vers les aigus (que la paghjella résout par le «tuilage» du chant des trois interprètes, les entrées se faisant sur les notes de passage pour permettre les mélismes, alors que dans l’opéra il n’y a qu’un seul chanteur), ce qui n’empêcha pas les ténors corses de s’illustrer par la probité et une certaine intemporalité de leur chant.

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