L’honneur perdu de l’Europe

Chronique

L’épisode de l’Aquarius illustre la profonde crise démocratique que traverse l’Europe. En laissant dériver pendant plusieurs jours 630 personnes, en refusant de les accueillir ou ne disant tout simplement rien, les Européens ont foulé aux pieds les principes qui fondent la démocratie, en particulier la primauté de la loi et le respect de l’Etat de droit.

Par Vincent de Bernardi

Cette dérobade collective est grave. Au-delà d’une question morale, elle montre à quel point l’idéal démocratique est fragile et peut être remis en cause par des migrants qui précisément tentent de fuir leur pays, la plupart du temps pauvres et despotiques pour rejoindre nos démocraties libérales d’Europe ou d’Amérique du Nord.

Dans cet épisode, la Corse s’est distinguée. Et étonnement, certains se sont demandés si elle en avait le droit ! En proposant d’ouvrir un port pour accueillir les migrants en détresse, Gilles Simeoni et Jean Guy Talamoni, n’ont pas fait qu’un coup politique comme beaucoup l’ont laissé entendre. Pour ma part, je préfère y voir, en plus de l’esprit de solidarité, l’expression d’un attachement aux principes de la démocratie. Peu importe qu’en tant que présidents de la Collectivité de Corse ou de l’Assemblée, ils ne soient pas compétents pour décider d’accueillir l’Aquarius. Tout réside dans le symbole et dans sa portée. Ils n’ont peut-être pas été suffisamment perçus. Par cette déclaration, ils ont montré qu’ils s’inscrivaient profondément dans le modèle démocratique où le respect de l’Etat de droit est un principe inaliénable. En l’espèce, il s’agissait de l’obligation de porter assistance aux personnes en détresse en mer. Ils ont aussi adressé un message au Président de la République et au Gouvernement sur la manière de refuser toutes dérives populistes et de lutter contre le risque d’une récession démocratique. En clair, ils n’ont pas écouté leur opinion publique.

 

Terreau des populismes

L’affaire de l’Aquarius a créé un trouble et réactivé le sentiment d’une situation potentiellement hors de contrôle à l’image de celle qui en 2015 s’était attachée aux migrants massés à Calais, attendant de rejoindre le Royaume-Uni. Dans une enquête réalisée par l’Ifop à la mi-juin, 67 % des personnes interrogées pensaient que l’Aquarius ne devait pas être accueilli par la France. Parallèlement, la même enquête soulignait le durcissement de l’attitude des Français à l’égard de l’immigration au cours des dix dernières années. Désormais, l’immigration n’est plus perçue comme une chance pour la France, le sentiment que l’on en fait plus pour les immigrés que pour les Français est devenu majoritaire et seul un quart des sondés estime que les pouvoirs publics luttent efficacement contre l’immigration clandestine. Lorsque l’on y ajoute une forte pression migratoire, le terrain est propice à la montée de tous les populistes et à la dépression démocratique qui en résulte. C’est ce qui a notamment conduit la Ligue du Nord et le Mouvement 5 Etoiles à remporter les dernières élections en Italie.

 

Les démocraties   frappées de l’intérieur

Dans une récente interview au journal Le Monde, le politologue américain Francis Fukuyama éclaire ces phénomènes. Celui qui en 1992 avait prédit « la fin de l’histoire » en affirmant que nous sortions de l’ère des idéologies pour entrer dans celle de la libéralisation et de

L’épanouissement généralisé de l’humanité portée par la démocratie libérale, « seul modèle viable, durable et désirable », nuance aujourd’hui assez substantiellement son analyse. Si les populismes européen et nord-américain menacent fortement le modèle politique, il constate que l’espoir de vivre en démocratie est presque universel puisque éprouvé par des millions de migrants à travers le monde. Laissant derrière lui la pensée néoconservatrice, Fukuyama estime que l’enjeu pour les démocraties est désormais de répondre aux populismes sans pour autant se trahir. Il constate que « les menaces les plus insidieuses contre le modèle libéral viennent de l’intérieur des pays démocratiques ou les responsables politiques profitent de la légitimité qu’ils ont acquises aux cours d’élections libres pour remettre en cause les piliers de la démocratie : l’Etat de droit qu’ils contournent et les institutions qu’ils corrompent ». Il décrit la situation en Pologne, en Hongrie, mais aussi aux Etats-Unis où Donald Trump ne cesse d’attaquer la loi et la justice quand elles cherchent à le contraindre.

 

Le pire n’est pas sûr

A l’instar d’autres dirigeants européens, « Trump dénonce l’immigration comme une menace contre les valeurs et l’identité américaine tout en se présentant comme le défenseur nostalgique de l’époque où les Etats-Unis étaient socialement moins divers ». Alors que sous la pression grandissante des nationalistes populistes et la menace qu’ils font peser sur le modèle du monde ouvert, la « fin de l’histoire » n’est pas pour demain, Francis Fukuyama nous invite, à « retourner au concept d’un identité nationale intégratrice, en la considérant comme la base d’une communauté démocratique où des gens différents peuvent vivre et travailler ensemble ».

Voilà incontestablement matière à débat.

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