Comment devient-on phobique ?

Suspense

L’œuvre d’Hitchcock constitue une exploration, d’une grande précision clinique, de l’univers de la phobie, permettant finalement de comparer le vécu du héros du film avec celui d’un sujet phobique.

Par Charles Marcellesi / Medecin

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L’angoisse phobique, comme attente de la survenue d’un danger imminent risquant de dépasser les capacités du sujet à y faire face, est donc identique au processus du suspense, «attente anxieuse, doute sur la suite du déroulement de l’histoire » dans les films d’Hitchcock. Le suspense est suscité par un art du cadrage (« l’angoisse surgit toujours encadrée », nous dit Lacan) et du minutage de l’action avec des effets d’accélération et de décélération. Ce qui devient l’objet, qui déclenche le suspense ou l’attaque de panique, est situé au niveau du point de fuite (« la place du regard » dit Lacan) autour duquel s’organise une des perspectives du plan ainsi cadré : à cette place du regard se trouve donc le réel d’un espace qui va détruire le sujet en le happant (par exemple Vertigo encore appelé Sueurs froides), ou sous la forme d’un morceau d’espace dangereux tel des oiseaux qui vous tombent du ciel (Les oiseaux) ou encore un avion sulfateur de produits agricoles qui soudain vous prend pour cible (La mort aux trousses) et dont la trajectoire en rase-motte vient se télescoper avec celle rectiligne, au sol, du camion que le héros tente d’arrêter et qui menace de l’écraser. Ailleurs, surgit l’assassin et son couteau de boucher (Psychose) en haut d’un escalier, ou avant d’atteindre le bout du couloir sur lequel donnent de nombreuses portes, voire dans le cul de sac d’une cave, ou encore en se profilant derrière un rideau de douche. Pour le phobique, le risque du surgissement de l’objet phobogène dans l’espace pour déclencher l’attaque de panique obéit aux mêmes lois de configuration de l’espace et d’enchaînement des situations que celles qui procèdent à la création du suspense.

Image de soi
D’où vient la remarquable intuition du sujet phobique, comparable à celle des héros hitchcockiens lorsqu’ils sont les seuls à comprendre et pouvoir résoudre l’intrigue criminelle ? Elle tient
à une situation très fréquente retrouvée dans la biographie du phobique : celle d’un père doublement absent dans la petite enfance du sujet, absent dans la réalité (par exemple parce qu’il était professionnellement éloigné de sa famille ou pour une raison de choix personnel ou privé) et dans le discours que ceux qui s’occupent de l’enfant tiennent sur ce père absent : l’enfant développe alors ses capacités d’intuition en essayant de deviner ce qu’on ne lui dit qu’en pointillé ou à mi-mot quant à l’absence paternelle…
Le manque de consistance de l’image de soi, permettant d’affronter les situations de danger présentes dans l’espace, s’explique également chez le phobique par la difficulté à se référer, grâce à une identification solide, à l’image de ce père absent et aux idéaux que ce père est censé représenter auprès de lui : cela conduit a compenser ce manque de consistance de l’image de soi en prenant appui sur l’image d’un semblable, en empruntant donc celle d’un accompagnateur, mais aussi en déplaçant la question de la consistance sur la compréhension symbolique du sens des situations. L’éclosion fréquente dans les films d’Hitchcock du senti- ment amoureux à l’égard du partenaire sexué, avec lequel le héros fait équipe (l’équivalent de l’accompagnateur qui réassure le phobique donc), permet par comparaison de repérer le lien qui existe dans le cas du phobique entre objet phobique et sexualité : dans la petite enfance, l’absence ou les discontinuités de la présence du père laissent comme en suspens l’issue du conflit œdipien (entre 3 et 6 ans), le père n’étant plus là pour séparer réellement et symboliquement l’enfant de la mère, notamment en posant à l’enfant l’énigme de l’exercice sexuel de ce père auprès de la mère, et finalement pour servir de façon stable de support identificatoire.

Névrose infantile
La culpabilité est le résultat de ce conflit non résolu par un positionnement stable de l’enfant de 6 ans dans l’avoir masculin ou dans l’être féminin qui colmaterait l’angoisse dite de castration à cet âge, la sexualité restant mystérieuse pour l’enfant car suspendue à ce père énigmatiquement absent, à la fois redouté et désiré ; dans L’inconnu du Nord-Express, le héros essaie de protéger un père que son fils veut faire assassiner mais doit se disculper de la responsabilité d’un autre crime que le criminel veut lui faire endosser.
Pour Lacan la phobie était, d’un point de vue psychopathologique, une plaque tournante pouvant se résoudre soit du côté de la normalité, soit dans des structures névrotiques comme l’hystérie et la névrose obsessionnelle, mais aussi dans la perversion. Les comportements d’Hitchcock envers l’actrice Tippi Hedren, la blonde «froide» du film Les oiseaux la poursuivant de ses assiduités et la blessant en l’exposant dangereusement à des lâchers de mouettes et de corbeaux lors du tournage du film, semblent indiquer qu’elle fut la voie de résolution, sublimatoire certes, mais aussi perverse, de sa névrose infantile.

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